CET ÉTÉ, FOCUS VOUS OFFRE UNE NOUVELLE INÉDITE DE L’ÉCRIVAIN AMÉRICAIN BENJAMIN WHITMER. SUITE DES AVENTURES DE DERRICK KREIGER…

Derrick doit déployer une certaine dose d’énergie en combines et tractations pour obtenir le dossier d’Everette Anderson. Le dossier que le Groupe d’Intervention tient à jour sur tous les militants de Cincinnati, pas celui auquel le public a accès. Il doit en déployer encore davantage pour obtenir qu’Anderson soit placé en cellule individuelle à la Cincinnati Workhouse. Pendant son transfert, Derrick patiente dans une des salles d’interrogatoire en parcourant toute la paperasse. Il cherche l’inspiration.

La trouve. À l’âge de quinze ans, Anderson fut le suspect principal dans une série de viols commis dans le quartier d’Over-the-Rhine. D’après le témoignage des filles, il les avait attirées dans un garage abandonné, saoulées au vin viné, puis sautées derrière une machine à laver mise au rebut. Trois des victimes l’avaient identifié, mais aucune n’accepta de témoigner devant la cour.

Derrick referme la chemise de documents. Il se laisse aller contre le dossier de sa chaise et s’allume une cigarette. Puis il ouvre de nouveau la chemise et regarde les photographies des filles, après le viol. Il les regarde jusqu’à ce que chaque ecchymose, chaque oeil au beurre noir, chaque dent cassée s’imprime comme au fer rouge sur sa rétine.

Pour obtenir une totale liberté d’accès à Everette Anderson dans cette cellule individuelle, Derrick sait que les combines et tractations habituelles seront insuffisantes. Fort heureusement, les adjoints du shérif du comté d’Hamilton ne sont pas moins perméables à la tentation de la cocaïne et de l’argent liquide que n’importe quels autres flics. Et ils n’ont visiblement rien à foutre de son manteau de l’armée confédérée ou du revolver à capsules qu’il porte en arrivant sur place. Derrick est connu pour se pointer dans des états bien pires, et, dans cette immense prison d’architecture XIXe siècle, son accoutrement a quelque chose d’assez approprié.

Anderson est assis sur son lit, les yeux rivés au mur. C’est un fils de pute bien baraqué, dans les 130 kilos sans doute, avec un oeil gauche qui bat la campagne et des dents qui ont l’air d’avoir été traitées à grands coups de tronçonneuse.

-Laissez-nous, dit Derrick à l’adjoint une fois que la porte s’est refermée.

-C’est votre peau, dit l’adjoint en s’en allant.

Anderson rit.

-Z’avez touché des nouveaux uniformes?

-Tu sais combien j’ai dû raquer pour qu’on te colle dans cette cellule individuelle? demande Derrick.

Anderson ne dit rien.

– C’était ton argent. Si j’étais toi, je risquerais un chiffre.

Les muscles des mâchoires d’Anderson tressaillent comme des bestioles qui ramperaient sous sa peau.

Derrick sort une paire de menottes d’une de ses poches et la jette à Anderson.

– Menotte ta main droite au pied du lit.

Lorsque c’est fait, Derrick lui menotte l’autre main de manière à ce qu’il soit forcé de se tenir penché comme un petit enfant, les deux poignets liés au même pied de lit.

– Tu sais, j’éprouve une certaine sympathie pour tout ce bordel que t’as mis dans les rues, dit Derrick. Moi non plus, j’ai jamais eu l’impression qu’on m’avait correctement accueilli, à mon retour du Vietnam.

-Si on t’a pas coupé les couilles et qu’on n’a pas pendu ta sale gueule à un poteau téléphonique, alors je te crois, on t’a pas correctement accueilli, dit Anderson. Je parie que t’as dû en tuer des pleins camions.

-J’ai fait de mon mieux, dit Derrick.

-T’as fait de ton mieux, répète Anderson. T’es un sale connard de flic violent aujourd’hui, t’étais un sale connard de flic violent à l’époque. Le genre de flic que t’es, ça s’apprend pas. Faut avoir ça dans le sang.

-J’ai besoin de savoir où est Lou, dit Derrick.

Anderson éclate de rire.

-C’est tout ce que t’as?

-Personne ne m’a jamais accusé d’être trop malin, dit Derrick. Tu vas me répondre?

-Quelle heure il est?

Derrick regarde sa montre.

-À peu près 11 heures et demie.

Anderson fait oui de la tête. Puis non de la tête.

-Je te dirai peau de balle.

-Bien, dit Derrick. J’espérais que tu me répondes ça.

Ce qu’il y a de chouette, avec le manteau de l’armée sudiste, c’est qu’il a vraiment des poches immenses. Derrick en sort une matraque et une paire de tenailles, qu’il pose sur le lit à côté d’Anderson. Puis il sort la cocaïne.

-Je crois que je vais m’envoyer deux lignes vite fait, dit-il. Après, on se mettra au boulot.

Les jeunes filles reviennent facilement à Derrick. Il vide son esprit et l’ouvre à leurs visages. Elles se coulent en lui, tractées dans son néant par la fine pulsation du pacemaker, jusqu’à atteindre la matraque, les tenailles. Il travaille d’abord sur la main droite d’Anderson, puis sur son visage. Travaille dur. Et Anderson ne dit rien. Ou presque rien. Ce n’est qu’un homme, après tout. Il ne peut pas contrôler ses grognements, ses gémissements. Un hurlement de temps à autre.

Et puis, quand Derrick s’interrompt pour un deuxième sniff de cocaïne, mains luisantes, bleuies par les coups, Anderson bafouille la même question que précédemment:

-Quelle heure il est?

Il tient sa main entre ses cuisses, masse de chair meurtrie et d’os brisés.

Derrick a enlevé sa montre et l’a posée sur le lit. Il la prend et la regarde en plissant les yeux.

-Il est minuit et quelques, dit-il bien qu’il ait un peu de mal à croire qu’il puisse vraiment être si tôt.

À voir le visage d’Anderson, on dirait qu’il s’est d’abord fait écorcher vif, puis qu’on lui a martelé les chairs avec le bout crochu d’un marteau. Sa poitrine commence à tressauter, comme s’il s’étouffait, et un grognement rauque de locomotive s’épanche d’un point indéterminé de sa ruine de visage. Derrick met quelque temps à comprendre que ce bruit est un rire.

Puis Anderson dit un mot à Derrick. Un seul mot. Un nom.

TRADUIT PAR JACQUES MAILHOS

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