Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

SOUVENT PRÉSENTÉ COMME LE PREMIER PEINTRE ACTIVISTE GAY INDIEN, BHUPEN KHAKHAR A DÉPLOYÉ UNE oeUVRE QUI VAUT DAVANTAGE QUE CES ÉTIQUETTES.

You Can’t Please All

BHUPEN KHAKHAR, TATE MODERN, BANKSIDE, À LONDRES. JUSQU’AU 06/11.

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Un homme nu observe la ville -ou peut-être plus largement la vie- depuis son balcon. Lequel balcon dissimule à la société ce sexe qu’elle ne saurait voir. Le spectateur du musée, lui, profite du spectacle, découvrant une acceptable « vue de dos » du sujet principal. La toile aux tonalités apaisantes date de 1981. C’est elle qui donne son nom à l’exposition, You Can’t Please All. Placée sous la lumière d’un ciel crépusculaire, la composition restitue à la perfection ce sentiment rassurant que l’on peut parfois éprouver à être hors du monde. Pour un instant ne plus partager la rampante condition de nos congénères. C’est le « anywhere out of the world » de Baudelaire. Un état où l’on n’espère rien, où l’on habite l’instant présent. On ne peut s’empêcher de ressentir la sérénité de cet être à son balcon qui, sans doute dans la moiteur d’une nuit indienne, jouit tout simplement du fait d’exister. « Tout seul peut-être mais peinard« : on ne peut pas écrire mieux que le vieux Ferré.

Douanier indien

On a souvent qualifié Bhupen Khakhar (1934-2003) de « pop ». Pourtant, à y regarder de près, c’est plutôt les primitifs flamands qu’il évoque. You Can’t Please All est ouvertement narratif à la façon des illustrations de proverbes chères à Bosch. On y voit deux personnages et un âne qui renvoient à la fable d’Ésope dans laquelle un père et un fils emmènent leur baudet au marché. Sur le chemin, ils croisent des villageois qui se moquent d’eux, quelle que soit la configuration qu’ils adoptent: s’ils cheminent à côté de l’animal, on leur reproche de ne pas profiter du confort de la monture; si le fils le chevauche, on s’étonne que le vieux soit obligé de marcher… Tant et si bien qu’ils décident de transporter le mulet ficelé à une perche, une mauvaise idée qui finit forcément mal -la bourrique tombe à l’eau et se noie. La vie est bien telle: on ne peut pas faire plaisir à tout le monde en agençant ses désirs sur ceux d’autrui. Bhupen Khakhar le sait, lui qui a révélé quelques années plus tard qu’il était cet homme nu du tableau et que la scène était à comprendre comme un très libératoire coming out. Être celui qu’on est, loin du mimétisme social.

La judicieuse rétrospective que consacre la Tate Modern au travail de Bhupen Khakhar est réjouissante. Elle permet de prendre la mesure de l’apport de ce comptable autodidacte à la peinture indienne. Se détournant du symbolisme et de l’imagerie abstraite, Khakhar a incarné une rupture figurative, celle que l’on désigne habituellement sous le nom de « Baroda School » et qui compte des pointures telles que Gulam Mohammed Sheikh et Sudhir Patwardhan. Difficile de parcourir l’accrochage sans penser au Douanier Rousseau. Même absence de perspectives, mêmes personnages figés et peu expressifs, même récurrence de la faune et de la flore… À ceci près que l’on ne peut pas dire de Khakhar ce qu’écrivait Éluard à propos d’Henri Rousseau: « Ce qu’il voyait n’était qu’amour et nous fera toujours des yeux émerveillés. » You Can’t Please All est plus menaçant, l’exposition se lit comme un carnet intime qui ne fait l’impasse ni sur le sexe, ni sur la mort. Ainsi de ces toiles crues –Bullet Shot in the Stomach– qui racontent la lente agonie du peintre due à un cancer de la prostate, toutes tripes dehors.

MICHEL VERLINDEN

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