Bain Turc

"Charles Crost (en haut à gauche) et Thomas Drilhon (les bras hédonistes en l'air) derrière les platines. Têtes de Turc..." © Sarah Bastin

Son annif bruxellois a été reporté pour cause de Coronavirus. Ça vous laissera le temps de découvrir le catalogue du Turc Mécanique, excitant et bouillonnant label punk parisien.

« Le Turc Mécanique reste le label le plus bordélique de Paris », titrait le magazine culturel Gonzaï il y a un an. Presque un compliment pour une petite maison de disques punk et DIY sans bureau, qui se gère au boulot, par mail, entre midi et 14 heures. « Les autres structures qui ont un tantinet d’écho médiatique sont un peu plus organisées. Un peu plus stratèges parfois, commente Charles Crost, le fondateur du Turc, community manager pour un club de Paname (Dehors Brut) dans la vraie vie… Nous, on est connus pour nos choix hyper impulsifs. Ce qu’on veut, c’est sortir des trucs qui ont du panache, qui nous semblent forts, qui ont un propos différent, qui sont tous un peu hybrides et mutants autour du punk. C’est donc une nécessité de penser les choses autrement. Les contrats par exemple, on s’en fout… C’est tope-là et on y va. On fait les disques et on file une partie du pressage aux groupes qui les vendent pour se payer. »

Le Turc Mécanique voit le jour en 2012. Charles est étudiant et ne va plus à la fac. « Ça part n’importe comment. Je pensais déjà ne pas avoir le bac. Je le décroche. Je me lance dans la psycho. Le truc complètement con. Six mois après, comme je ne fous plus rien, je décide de monter un label. » Il achète un duplicateur sur Leboncoin, sort en cassette une compilation avec des groupes internationaux, puis passe à des 45 tours en tirages limités. « C’est une économie qui se prêtait bien au fait que je n’avais pas un rond. Ça permettait de ne pas avancer trop d’argent. »

Charles, qui a notamment grandi avec Throbbing Gristle et Métal Urbain, veut apporter sa pierre à l’édifice d’une scène qu’il suit de près. Il est branché par le post-punk de Paname, les groupes que défend Hartzine sur Internet. Après deux ou trois ans, Le Turc trouve son identité et devient un vrai label avec un rythme de sorties assez soutenu. « Ce ne sont pas les mêmes nuances de punk, de cold wave, de musique industrielle, de pop, de techno -heureusement d’ailleurs-, mais on a un peu la même vision que le Rockerill ou Teenage Menopause. On fait un concert de punk et après on a envie de se maraver la gueule dans une soirée techno. On ne veut pas que les concerts se terminent à 23 heures après deux bières sur des applaudissements. On veut que ce soit une grande fête. Ça partait déjà de là en 2012. On finissait tôt. Le concert terminé, tout le monde partait se coucher, prenait son RER, son petit train de banlieue pour rentrer chez lui. C’était plié. Ça me saoulait. Dû à la segmentation qu’il y avait alors entre le punk et la dance music. »

D’après lui, la jeune génération a cassé les codes en programmant des concerts à 3 heures du mat entre deux DJ’s. Elle a décloisonné, amené encore davantage de bordel et d’excès au punk et à la techno. « C’est intense. Mais c’est ce qu’on cherche. Des sensations fortes. On veut des disques et des soirées mémorables. On n’est pas là pour vivre des choses molles. »

Économie souterraine

En huit ans, l’hyperactif Turc Mécanique a sorti une cinquantaine de disques. Des albums aux sonorités diverses mais aux atomes crochus. « Ce que les groupes de chez nous ont en commun, c’est le malaise contemporain. Le fait de vivre dans une époque et un cadre qui ne leur plaisent pas, mais sans résignation. Plutôt avec une urgence, une envie de mettre ça sur bandes. De s’activer même si on se sent entouré d’un truc qui s’effondre. Tu peux plus ou moins le retrouver par teintes et par nuances aux quatre coins du label. » Tôle Froide et Mary Bell sont ultra-féministes. Balladur a intitulé son dernier album du nom de la vallée par laquelle passent les migrants entre l’Italie et la France. « Ça, c’est pour les plus explicites. Mais quand Teknomom sort un disque post-apocalyptique, hyper sombre, de musique électronique abstraite et angoissante, c’est aussi le reflet du monde dans lequel on vit. »

Si la liberté et la débrouille du Do It Yourself pompent de l’énergie, la survie du Turc est due, selon Charles, au fait qu’il a arrêté la défonce mais aussi à l’arrivée à ses côtés de Thomas Drilhon, 27 ans lui aussi, en septembre 2016. « Paris a une certaine image. C’est cool de montrer qu’elle a de nombreuses nuances, explique le complice. Les artistes du label sont curieux, ouverts à la découverte, aux influences et aux grands revirements. Le terme punk tient toujours. Ce ne sont pas des gens qui ont une vision conventionnelle de la carrière et du concert. On secoue des icônes, des monuments. On essaie de passer dans les fissures. De rester vifs, d’être insaisissables. »

Pas nécessairement évident dans le monde capitaliste qui est le nôtre. « La musique et les arts vivants sont des économies exsangues. On prend des risques sur absolument tout. Le produit culturel et plus encore l’expérience culturelle sont très compliqués à vendre. Il est plus facile de monnayer de l’entertainment en licence comme Spotify. Alors on essaie d’exister plus fort que les autres. En même temps, on est tout petit. On presse entre 200 et 500 copies. On fait partie de l’économie souterraine. Ce qui est important, c’est ce que ça permet aux groupes. Ce que ça réveille chez les gens. »

Ils ont beau gérer le label de chez eux et au bistrot, le repaire, le QG, l’Haçienda de Charles et Thomas, c’est la Station Gare des Mines. Paris ville punk? « Pour un label, c’est bien, reprend Charles. Tu as des salles, la presse. Tous les bureaux sont là. Pour les groupes, c’est autre chose. La donne change avec Bracco, Oktober Lieber et Teknomom, mais l’essentiel de notre catalogue jusqu’à récemment se trouvait vachement en province. C’est dur de vivre dans une ville aussi chère l’existence un peu absolue et pas très pécuniaire qu’exige le punk dans sa pratique et son quotidien. C’est d’ailleurs pour ça qu’on vous envoie autant de Français à moitié artistes à Bruxelles… »

Pour ça aussi qu’ils ont pris les choses en main.  » Notre tissu culturel, sous le couvert de subventions mal attribuées, de salles de spectacles publiques, pue vraiment la merde. Si tu veux faire exister des projets alternatifs, des projets qui ne peuvent pas supporter des lourdeurs administratives, des dossiers de subventions, des pseudo-accompagnements, tu es obligé de le faire toi-même. De courber le réel. »

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