Critique | Livres

[Livre de la semaine] Comme Ulysse, de Lise Charles

Lise Charles © Hélène Bamberger
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Lise Charles imagine un roman d’apprentissage entre Lolita et Peter Pan qui célèbre l’adolescence et ses faciles envolées dans la fiction.

Quand le roman commence, la narratrice, ado française un peu exaspérée, est dans un méchant resto thaï new-yorkais, en train de se faire draguer par un homme qui lui rappelle une statue de géant croisée en Italie, dont elle propose dès la page suivante un croquis plus ou moins ressemblant. Partie aux Etats-Unis sous la garde de Jeanne, sa très jolie grande soeur qui y court les castings, elle se retrouve à Big Apple « all alone all by myself, et je me sentais aussi misérable et sale qu’un chien blessé sur le bord de la route ». Elle a bien, inscrit sous la semelle de ses chaussures, un numéro de téléphone qui pourrait à nouveau la mener à Jeanne, mais elle pense qu’il a dû s’effacer, depuis le temps qu’elle marche « au pifomètre, gauche droite droite gauche comme dans un labyrinthe de jeu vidéo ». Livrée à elle-même dans les rues entre détresse et crânerie, cette Holden Caulfield (L’Attrape-coeurs) au féminin croise bientôt la route de Wolf, poète-traducteur de Rimbaud, qui devient son tout premier amant et la rebaptise « Lou » -d’après Louise de Coligny-Châtillon (« Lou, c’était surtout la fille qui a largué Apollinaire (Aragon? vérifier) quand il est parti faire la guerre. Je crois que je me serais bien entendue avec cette fille, elle avait l’air marrante. »). Lou, qui changera bientôt son nom en « Loo » (« L double O. Loo, en anglais, c’est les chiottes, mais à cette époque je ne devais pas le savoir et de toute façon je m’en fiche »), rencontrera Peter, peintre américain en vue marié à la ravissante Rebecca, ex-modèle pour Norman Rockwell. Invitée à résider dans leur domaine des Berkshires où elle posera pour Peter tout en devenant jeune fille au pair pour ses deux enfants étranges, Loo, femme-enfant joyeuse et égocentrique, séduit tout ce qui bouge et fait souffler sur la maisonnée un vent d’imaginaire effronté.

Univers parallèles

[Livre de la semaine] Comme Ulysse, de Lise Charles

Là où Loo parodie joliment la Lolita de Nabokov, Peter, qui refuse de la voir grandir, renvoie à James Barrie (Peter Pan) et Rebecca à Virginia Woolf, dont elle s’approprie régulièrement des citations: des personnages dont l’ombre portée se dépose sur un super-récit joueur. Dans l’insupportable entre-deux de l’adolescence (« moi bien sûr je me trouve vieille, mais on me dit comme tu es jeune, comme tu es jeune pour faire ce que tu fais »), délurée et fragile, faussement inculte, impulsive, Loo mêle l’anglais au français, tutoie son lecteur, se débat avec la chronologie de son récit (« Zut, je l’ai déjà raconté. Tant pis, je commence je finis, et j’aime bien l’épisode »), avoue sa tendance au mensonge et à l’exagération (« tu ne dois pas toujours prendre tout ce que je dis au pied de la lettre (…) »), renonce à « ménager un suspense foireux », ou recourt à de petits dessins pour expliciter certaines visions. Après La Cattiva (son premier roman sorti en 2012), la jeune Lise Charles brouille plus que jamais les lignes de la réalité et de la fiction dans une pétillante succession de récits emboîtés (les contes supercruels que Rebecca invente pour ses enfants, ou l’histoire d’Eduard, homme amoureux d’une peinture dans une réécriture de La Femme au portrait de Fritz Lang). Lettrée et ironique, elle conte une crise d’adolescence en forme de grand voyage en Amérique et démontre le pouvoir des mythologies intérieures. Comment on se raconte des histoires et comment il est possible -ou pas- d’en revenir. Comme Ulysse. Très réjouissant.

ROMAN DE LISE CHARLES, ÉDITIONS P.O.L., 400 PAGES.

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