Kiran Millwood Hargrave raconte l’épidémie de danse de 1518 à Strasbourg dans un roman subtil

Kiran Millwood Hargrave: “Ce furent plus de 400 personnes qui dansèrent en même temps, parmi lesquelles quinze au moins mouraient chaque jour.” © tom de freston

Trois ans après Les Graciées, l’autrice et poétesse anglaise Kiran Millwood Hargrave revient dans La Danse des damnées sur cette épidémie de danse collective survenue à Strasbourg durant l’été 1518. Un roman subtil et intime.

Il n’a fallu que quelques minutes pour que la jeune romancière anglaise (33 ans) sorte le smartphone de son sac et nous montre des photos de sa progéniture âgée seulement de quelques mois. Pour qui a lu Les Graciées -finaliste du prix Fémina en 2020- et La Danse des damnées, l’anecdote est étonnante et le contraste saisissant. À l’inverse de ses romans féministes sur fond historique, des romans qui vous fichent la chair de poule au détour d’une page, des romans avec des femmes meurtries, violentées ou brûlées vives sur le bûcher, Kiran Millwood Hargrave s’avère drôle, spontanée, franche et libre. En un mot authentique!

En 1518, la ville de Strasbourg est frappée par une sécheresse sans précédent. C’est l’été le plus chaud qu’ait jamais connu l’Europe centrale. La terre est sèche et la population, à l’exception des nantis, agonise. Dans ce contexte singulier, une femme, nommée Frau Troffea, se met à danser au pied de la cathédrale sans raison apparente. Personne ne parvient à l’arrêter, c’est plutôt le contraire qui se produit; sa danse ininterrompue provoque ce que les historiens appellent encore aujourd’hui une “épidémie dansante”. Comme l’explique Kiran Millwood Hargrave au terme de son nouveau et magnifique roman, “ce furent plus de 400 personnes qui dansèrent en même temps, parmi lesquelles quinze au moins mouraient chaque jour”. L’autrice révélée par Les Graciées se focalise sur le destin de deux femmes. Lisbet, la première, préserve sa santé mentale en s’apaisant au sein de ses ruches. Agnethe, la belle-sœur de la précitée, s’apprête à revenir d’un exil de sept ans pour de ténébreuses raisons.

Rythmé par une langue virevoltante, lyrique, musicale et délicate, habitée par une révolte grandissante, La Danse des damnées est d’abord un immense roman de femmes. Ces jeunes filles voire mères de famille contaminées par cette frénésie qui frappe Strasbourg de plein fouet avec des dommages collatéraux à tous les niveaux et particulièrement auprès de l’Église. Cette danse incontrôlée et incontrôlable se transforme en pied de nez à l’ordre établi. Dans cette chaleur étouffante et moite où la rationalité disparaît du vocabulaire, Lisbet s’émancipe peu à peu et cherche à percer le mystère qui entoure la disparition d’Agnethe. Comme avec Les Graciées, Kiran Millwood Hargrave rend hommage à ces femmes insoumises, fières d’exister, d’être simplement elles-mêmes face à ces hommes souvent lâches, fourbes, odieux et méprisants. Puissant!

© National

Retour au jardin d’Éden

Kiran Millwood n’est pas la première à évoquer cette transe collective. Jean Teulé publiait en 2018 Entrez dans la danse, adapté un an plus tard par Richard Guérineau en bande dessinée. En 2020, le cinéaste anglais Jonathan Glazer réalise le court métrage Strasbourg 1518. Même le jeu vidéo y fait référence avec Elden Ring, multi-primé aux Game Awards 2022. “Je connaissais l’histoire, je suis passionnée par les romans, historiques en particulier, et j’ai pensé que serait une façon originale d’explorer cette espèce d’hystérie féminine avec du mouvement, de la colère et de la sensualité. Utiliser l’Histoire permet de faire ressortir, à mon sens, le présent avec encore plus d’acuité.” De fait, ce qui s’est déroulé à Strasbourg, qui faisait partie à l’époque du Saint-Empire romain germanique, reste toujours d’actualité. “C’est ce qui m’a touchée, bien sûr. Cet alignement parfait des planètes entre changement climatique, immigration et ferveur religieuse; c’est ce qu’on lit tous les jours dans la presse.

En faisant écho à la sensualité qu’évoque Kiran, il est impossible de passer sous silence la passion que nourrit Lisbet pour les abeilles. Des ruches comme refuges pour l’héroïne à l’instar de l’écriture pour Kiran? “Oui, oui, je valide le parallèle. J’ai lu pendant mes recherches que les abeilles, qui sont si diligentes dans leur travail, sont les seuls insectes à entrer intacts au paradis. Retour au jardin d’Éden! Mais à l’époque, c’est la cire qui avait de la valeur, pas le miel! Je trouvais que cette passion, ce refuge, offrait à Lisbet la possibilité d’avoir un but, d’être utile, autonome et valorisée.

L’autrice revient de loin. La Danse des damnées s’est écrit dans la douleur. Hargrave l’a construit en puisant au plus profond de son corps, de son âme, de sa chair. “Ce roman évoque une période très particulière pour moi, et pour vous peut-être aussi parce que je fais allusion à la pandémie. Je pense que nous avons perdu un peu d’innocence pendant cette période, non? Pour ma part, et ce n’est pas un secret puisque je l’ai écrit dans les notes personnelles publiées en fin de roman, j’ai fait plusieurs fausses couches au cours des deux années de la crise sanitaire. Beaucoup de mes amies étaient enceintes au même moment. Moi je perdais un bébé et elles avaient le leur. J’étais à nouveau enceinte et une autre amie l’était aussi et je perdais mon enfant. Je regardais toutes ces personnes aller de l’avant, et j’avais l’impression d’être coincée. Mais écrire m’a permis d’y glisser mes idées sombres et je me sentais de plus en plus proche de Lisbet, mon personnage principal, même si j’ai écrit sa fin avant de connaître la mienne, j’ai toujours gardé espoir.

La Danse des damnées, de Kiran Millwood Hargrave, éditions Robert Laffont, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 360 pages.

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