Critique | Livres

Fiona Mozley au coeur de Soho

4,0 / 5
© éditions gallimard/francesca mantovani

Fiona Mozley, Joëlle Losfeld

Dernière nuit à Soho

350 pages

4,0 / 5
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans Dernière nuit à Soho, Fiona Mozley (Elmet) fait bouillonner un chœur de personnages interconnectés dans un quartier en pleine gentrification.

Dans Dernière nuit à Soho, roman choral où il s’agit parfois de sauver sa peau, sa façon de vivre ou ses convictions, le premier à le faire est un escargot de Bourgogne. Échappé de la brasserie française Des Sables où les gastéropodes sont au menu, il est notre porte d’entrée dans le quartier. Nous sommes au cœur de Soho, autrefois hors les murs de Londres et zone de chasse. Ici se dresse un immeuble où des prostituées se sont constituées en collectif pour exercer sans souteneurs. Parmi elles, on trouve Precious, Anglo-Nigériane qui refusait un destin de domesticité, la jeune Scarlet, tentée de devenir camgirl, ou la vieille Scarlet, rangée des passes mais qui continue à coordonner les emplois du temps. Mais depuis quelques temps, une riche héritière férue de Révolution française, Agatha, fait grimper leurs loyers dans le but de les expulser et d’implanter des commerces de luxe. Beaucoup vacilleraient sur leurs bases si ce quartier perdait son âme: parmi eux, Robert, ancien voyou, pilier de comptoir de l’Aphra Ben et habitué de la maison close; Shirley, videuse empathique; ou Lorenzo, comédien italo-pakistanais qu’on caste bien trop souvent pour des rôles de terroriste.

Au-delà de cette secousse symbolique, le territoire tremble littéralement, comme le constatent les marginaux (dont l’Archévêque, prêcheur de foules sous héroïne) qui gravitent dans les sous-sols, entre deux shoots. Cheryl Lavery aka Debbie McGee, assistante et compagne paumée du magicien foireux Paul McDaniels (aussi un alias), en vient même à s’évaporer. Cette disparition inquiète Jackie Rose, policière en charge des personnes disparues qui rêverait de rejoindre l’équipe des enquêtes sur le trafic sexuel et qui, en professionnelle pleine d’éthique, trouve dommage le manque de collaboration entre les secteurs. À mesure que la lutte contre le plan d’Agatha s’intensifie, Precious devient réellement le visage de l’opposition et de nouveaux liens inattendus entre protagonistes s’éclairent.

© National

Brassages

Après un premier roman en pleine nature du Yorkshire traversé par des hiérarchies souterraines (Elmet), Fiona Mozley fait véritablement sien pendant trois saisons ce quartier emblématique menacé et opère avec une justesse de regard que ne renierait pas David Simon (The Deuce, pour la réflexion menée sur l’évolution de la prostitution, ou The Wire, pour son mélange d’écosystèmes). Son sens de la fresque plurielle et de l’interconnexion des êtres et de leur environnement sonne aussi juste que chez Diana Evans (Ordinary People). Elle consacre à chacun, prédateurs ou proies, une même attention mais ne manque pas d’insuffler des touches d’ironie nous menant parfois à réévaluer notre dichotomie trop étroite. Ses héroïnes, y compris les plus vulnérables, embrassent avec opiniâtreté ou débrouillardise les aléas du sort. Entre mélancolie et panache, on dévore ici une intense tranche de vie.

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