Dans son nouveau roman, Douglas Kennedy imagine les USA de 2045

Douglas Kennedy: "Il y a un aspect Philip K. Dick, absolument. J’ai aussi beaucoup pensé au 1984 d’Orwell." © Max Kennedy
Philippe Manche Journaliste

À 68 ans, Douglas Kennedy, romancier à succès traduit dans une vingtaine de langues, avoue autour d’une table d’un restaurant italien à Ixelles ne pas avoir trouvé d’éditeur américain pour son nouvel ouvrage, le bien-nommé Et c’est ainsi que nous vivrons. Probablement trop politique, même pour les années Biden, l’écrivain accepte cet état de fait entre deux gorgées de grappa. Comme il l’avait déjà fait avec Au pays de Dieu et Les hommes ont peur de la lumière, l’auteur du cultissime de L’homme qui voulait vivre sa vie part en guerre contre cette Amérique bien-pensante et ultra-religieuse qui interdit aux femmes de disposer de leurs corps et fustige -le mot est faible- la communauté LGBTQIA+.

Avec son nouveau livre, dont l’action se déroule en 2045, Douglas Kennedy imagine une Amérique fissurée en trois zones géographiques: des États du Centre sous la forme d’une confédération régie par des valeurs chrétiennes ultra-conservatrices, où il est interdit d’avorter, de divorcer et de changer de sexe; et les côtes Est et Ouest, où à l’inverse tout est permis mais savamment surveillé, contrôlé.

Comme pour mon roman précédent Les Hommes ont peur de la lumière, l’idée de ce livre est née au détour d’une conversation. Sauf que n’était pas avec un chauffeur Uber, mais avec un vieux camarade de classe de New York, ancien golden boy de Wall Street dont la fortune doit avoisiner les 50 millions de dollars, se remémore Douglas Kennedy. Un mec très riche mais cool, dont la femme est engagée et progressiste. On mangeait dehors en plein hiver parce que c’était le confinement et on évoquait le coup d’État raté du 6 janvier 2021. Mon ami n’en pouvait plus, me disait-il, de ces États du Midwest aux mains de ces néo-chrétiens pour qui Jésus est le pote de tout le monde. Ça m’a titillé, j’ai commencé à réfléchir et à imaginer une Amérique dans un futur proche même si, à part Ray Bradbury, Isaac Asimov et Philip K. Dick, je peux avouer n’avoir jamais été un grand fan de l’anticipation.

Un monde sans démocratie

Le nom est lâché. Philip K. Dick, patron incontesté que le néophyte connaît pour les adaptations sur grand écran de romans SF devenus des classiques à l’instar de Blade Runner, Total Recall ou Minority Report. “Il y a un aspect Philip K. Dick, absolument. J’ai aussi beaucoup pensé au 1984 d’Orwell, où Winston Smith, le protagoniste, est victime du système. Dans mon roman, c’est l’inverse, avec cette femme agent secret qui est très impliquée et y croit à fond, mais qui au fur et à mesure va avoir des doutes et remettre en question ses propres croyances suite à la découverte d’un secret de famille. C’est ce secret qui est le moteur du roman et la raison pour laquelle elle doit déménager avec une nouvelle identité en zone neutre.”

Douglas Kennedy n’y va pas de main morte face à cette théocratie hyper chrétienne pour laquelle “l’avortement, c’est la fin du monde”. Mais paradoxalement, dans les deux États de son roman où la liberté est totale en matière de drogues, d’alcool, de sexualité mais aussi de culture, d’éducation et de soins de santé, Douglas Kennedy imagine que les habitants ont tous une puce greffée sous la peau, histoire d’être géo-localisables en permanence. L’auteur est bien conscient que cette vision glaçante du monde de demain n’est pas si irréaliste que cela. Je n’arrête pas de penser aux démocraties qui sont fragilisées, ou en train de disparaître. Je connais bien l’Europe, j’ai un appartement à Berlin et un à Paris, et je constate que la montée des extrêmes et le Brexit ne sont pas de bons signaux. Peut-être que notre avenir sera un monde sans démocratie? Et si je vais plus loin dans ma réflexion, je pense que ce sont les événements du 11 septembre qui ont amené Trump à la Maison-Blanche.

Douglas Kennedy est un assoiffé de culture. Fondu de films noirs, grand lecteur devant l’éternel, abonné à la Philharmonie de Berlin, mordu de musique classique -il est intarissable en anecdotes sur les concerts de Pierre Boulez ou de Leonard Bernstein-, notre homme est aussi fan de jazz. Et pour l’heure, il ne s’agit pas de lambiner et de reprendre une nouvelle tournée de grappa: “Je connais suffisamment Bruxelles pour savoir que le mercredi, il y a des jam sessions au Sounds, et ça commence dans dix minutes. Vous me déposez?

Et c’est ainsi que nous vivrons

Pour son 26e roman, celui que l’on a coutume de présenter comme le plus francophile et européen des écrivains US poursuit la radiographie de son Amérique natale dans la foulée de son précédent Les hommes ont peur de la lumière, publié l’an dernier. Douglas Kennedy y évoquait un pays plus polarisé que jamais dans la foulée de la présidence Trump autour de la question de l’avortement et l’ubérisation de la société.

En situant l’intrigue de Et c’est ainsi que nous vivrons en 2045, l’auteur de la récente trilogie La Symphonie du hasard va encore plus loin. Toujours aussi politique, le romancier imagine une Amérique redessinée en trois zones, qui n’existe plus suite à une nouvelle guerre de Sécession. Les valeurs de droite voire de l’extrême droite chrétienne et fondamentaliste règnent sur les États du Centre tandis que sur les côtes Est et Ouest, la liberté de mœurs est maximale malgré une surveillance constante à la 1984. Dans ce contexte ultra tendu, Samantha Stengel officie au sein des services secrets de la République sous les ordres de son paternel et va devoir s’introduire illégalement de l’“autre côté”.

Totalement crédible, réaliste et donc anxiogène et terrifiant, Et c’est ainsi que nous vivrons oscille entre un épisode de Black Mirror, Philip K. Dick (Total Recall) et George Orwell tout en exploitant une des marottes de l’écrivain, les relations père/fille, avec une écriture des plus fluides qui en fait un très (très) honnête divertissement.

De Douglas Kennedy, éditions Belfond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer, 336 pages. ***1/2
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