Critique | Livres

Avec « Leçons », Ian McEwan traverse l’Histoire et sa vie

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© francesca mantovani/gallimard

Ian McEwan, éditions Gallimard

Leçons

Titre original: Lessons, 655 pages

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© National
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans un roman-fleuve traversé par l’Histoire, Ian McEwan défroisse les souvenirs de son héros et interroge nos prédestinations.

De temps à autre, lorsqu’il se sentait d’humeur durablement introspective, Roland réfléchissait aux événements et accidents, personnels et mondiaux, minuscules et capitaux qui avaient façonné et déterminé son existence”. Glissée en début de la deuxième partie du 17e roman de Ian McEwan, cette phrase fait office de fil rouge pour nous guider au travers des 700 pages de poupées gigognes qu’est une mémoire, restituée par un auteur des zones poreuses. C’est que Roland Baines, aspirant poète sur la voie de la quarantaine, aimerait comprendre quel marabout-bout de ficelle retors a pu, à ce point, lui mettre du plomb dans l’aile. Il lui faut, dans la douleur, accepter de détricoter le passé. En 1986, son bébé en bas âge dans les bras, il vient d’accueillir à contrecœur Douglas Browne, inspecteur venu enquêter avec suspicion sur la disparition de sa femme. Alissa Eberhart s’est évaporée sans préavis, distillant dans sa fugue quelques cartes postales, autant signes de vie qu’excuses (“Ce n’est pas ta faute”). Dans les informations, la catastrophe de Tchernobyl est de toutes les conversations. Au même moment, Baines ne peut se départir de souvenirs vivaces de son adolescence. En 1959, tout juste arrivé en Angleterre depuis Tripoli, le jeune garçon s’était vu encouragé par ses parents à prendre des leçons de piano. Une mère inquiète et un père militaire autoritaire, tous les deux désireux de prodiguer à leur descendance davantage d’éducation qu’eux n’en avaient reçue.

Idéal perverti

Miriam Cornell, la professeure de piano, aussi tyrannique que dangereusement séductrice avait alors commencé à tisser son emprise ambivalente: une marque sur sa cuisse pour le réprimander, un baiser volé avant de l’encourager à la rejoindre chez elle le week-end suivant. Affolé mais hanté par des rêves séminaux, Roland attendra 1962 et la crainte de mourir suscitée par la crise des missiles à Cuba pour franchir le seuil. Ce qui se nouera entre eux, amoral et envahissant, semble conditionner ses errances à venir. Atteindre de nouveau cet état trouble de dépendance passionnelle qu’il pense de l’amour lui sera impossible. Il se laissera dériver d’un boulot à l’autre, d’une relation à l’autre avant de rencontrer Alissa, une professeure d’allemand qui, comme lui, a des ambitions littéraires. Mais la vie, à nouveau, de lui jouer un tour pendable: après avoir coupé les ponts avec Roland et leur fils, son œuvre à elle prend la voie du succès. En dotant d’un vrai espace de retour sur soi son anti-héros jamais tout à fait accroché aux branches de son histoire et ballotté par celle du monde, Ian McEwan (qui ne manque pas ici de semer un peu de matière autobiographique -la dynamique parentale, la vie au pensionnat après la Libye) nous interroge aussi sur nos conditionnements: peut-on faire dévier le cours de nos prédestinations? Se libère-t-on jamais en ayant l’œil constamment dans le rétro?

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