Feist: « Sans la musique, ce serait plus compliqué de donner du sens à tout ce qu’on traverse »

Toutes les nuances de Feist. © Sara Melvin & Colby Richardson
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Six ans après son dernier album, Feist est de retour avec Multitudes. Ou comment, entre la naissance de sa fille et la mort de son père, l’anti-star indie a manœuvré pour se réinventer et combiner ses différentes nouvelles identités. Interview exclusive

Il est 11 heures, du côté de Los Angeles. Et, même si elle a l’élégance de bien le cacher, Feist s’est levée du mauvais pied. Il y a des matins comme ça… Jusqu’il y a peu, la musicienne aurait peut-être eu du mal à relever la tête. “Là, c’est OK, sourit-elle. J’ai démarré la journée dans le pire état d’esprit. Mais je sais que chaque moment est une opportunité pour essayer de ramener une nouvelle énergie.” Voire une nouvelle chanson. Comme Borrow Trouble, son dernier single. Douchée par une averse de violons tombant dru, Feist y avoue: “Tellement douée pour imaginer la vie que j’aurais pu avoir/Plutôt que d’apprécier celle que j’ai construite” (“So good at picturing the life that I was gonna be left out of/Rather than the one I’d made”). On en est tous là, pas vrai?

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Dans un communiqué, la chanteuse expliquait à quel point la composition du morceau en question avait pu être problématique. Cacophonique même, comme “peuvent l’être les pensées. Jusqu’à ce que, de la confusion émerge une bouffée d’air. Une idée sortie de nulle part, qui démarre souvent “en acceptant que la perfection n’existe pas”. C’est sans doute cela qui a fait qu’on s’est attaché à Feist depuis toutes ces années: sa capacité à raconter le chaos de l’intime, sans jamais en décaper les aspérités, aussi lumineuse soit la mélodie.

En 2007, cela donnera un blockbuster, The Reminder, porté par une triplette de tubes. Dont le fameux 1, 2, 3, 4, air de comédie musicale pré-La La Land, boosté par une pub pour un fameux “baladeur” à pomme (qui se souvient de l’iPod nano!?). Expérimentant un carton mondial, la Canadienne devra toutefois endurer le choc. Plus rêches, Metals (2011) et Pleasure (2017) prendront garde de rester à l’écart d’un succès trop lourd à gérer. Sans pour autant sacrifier l’essence de la démarche. Celle d’une star indie capable de méditer ses amours en géométrie (The Circle Married the Line), ou d’orchestrer un spectacle pyrotechnique avec un simple feu de bengale (littéralement, dans la vidéo d’I Feel It All). Avec élégance (toujours) et sensibilité (qui n’est pas sensiblerie).

Dans la tempête

Au fond, Multitudes répond à ce même cahier des charges. En alternant brillances acoustiques (Forever Before, Hiding Out in the Open) et coup de sang électrique (l’ébouriffant In Lightning). Mais avec une nouvelle assurance. Cela peut paraître étrange de la part d’une artiste qui semble si souvent en proie aux doutes. Ils sont d’ailleurs encore là. Mais la vie s’est chargée d’amener Leslie Feist à mieux les accepter. Quatre mois avant que le Covid-19 ne mette le monde à l’arrêt, elle devenait mère, en accueillant sa fille. Un peu plus d’un an plus tard, elle perdait son père, le peintre Harold Feist. Cela fait beaucoup de secousses à encaisser. A fortiori dans une période aussi troublée qu’une pandémie. Mais comme Feist le chante sur Song for Sad Friends: “Tenir bon, et ne rien retenir pour soi/Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut vraiment commencer à aller mieux”…

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Six ans se sont écoulés depuis Pleasure. Vous aimez prendre votre temps…

Détrompez-vous! C’est vrai que souvent, après avoir sorti un disque, je tourne deux, trois ans, et je m’octroie ensuite un break. Mais ici, tout s’est écrit très rapidement, en un peu moins d’un an. Ce n’est pas la norme pour moi. Je ne suis pas très prolifique.

Que s’est-il passé?

Juste avant la pandémie, j’ai eu un bébé. Je voyais mon ancien “moi” s’évanouir en direct, s’embraser et partir en fumée. Cette nouvelle réalité était tellement déroutante que ça m’a peut-être poussée à écrire plus que d’habitude.

Pour d’autres, la pandémie a eu un effet tétanisant…

Pas pour moi. Me retrouver à la maison après avoir circulé à travers le monde pendant des années a été assez déstabilisant. J’ai dû apprendre à me poser. À force de bouger tout le temps, vous êtes habitué à vous adapter à toutes les circonstances. Mais un enfant et une pandémie, c’est encore autre chose… Et puis, quand vous avez un souci, en temps normal, vous pouvez éventuellement vous reposer sur les autres, chercher à l’extérieur des réponses. Là, ce n’était pas possible, j’ai dû regarder à l’intérieur. Avec tout ce que ça peut avoir d’inconfortable, et impliquer de remise en cause de vieilles habitudes, etc.

“Sans la musique, je ne suis pas certaine que j’arriverais à donner du sens à tout ce qu’on traverse.”
“” © Sara Melvin & Colby Richardson

Pardon, mais, d’expérience, l’arrivée d’un nouveau-né est très énergivore. Pratiquement, quand écriviez-vous?

Ça fait longtemps que j’ai compris qu’avoir du temps pour écrire n’est pas forcément une bonne chose. C’est même souvent assez terrible. Il y a quand même 24 heures dans une journée. Et quand elles sont entièrement tournées vers ces 10 minutes durant lesquelles une idée va éventuellement finir par naître, ça peut vite devenir déprimant. Alors que ces 10 mêmes minutes, dans une journée “normale”, vaudront de l’or. Donc je grappillais des petits moments par-ci par-là. J’expliquais à ma fille que si elle me laissait 5 minutes de répit, je lui céderais 100% de mes éditions (rires).

J’ai aussi souvent travaillé tard la nuit. J’avais mon enregistreur 8 pistes, ma guitare acoustique, mon casque et le babyphone à côté de moi. J’essayais de comprendre les difficultés que je traversais. D’en profiter pour grandir et apprendre à devenir la femme que j’ai besoin d’être aujourd’hui. Parce qu’à la base, celle qui est devenue tout à coup mère n’était pas forcément très douée pour ça. Quand ma fille est arrivée, ça m’a poussée définitivement dans l’âge d’adulte. C’est inévitable. C’est comme un cycle. Le fait d’avoir perdu mon père, à peu près au même moment, a encore accentué ce sentiment…

Vous n’avez pas attendu la fin de la pandémie pour jouer les chansons de Multitudes sur scène, dès l’été 2021, avec une mini-tournée d’une dizaine de dates, en configuration intimiste. Vous aviez trop peur que le Covid-19 n’étouffe dans l’œuf ces nouveaux titres?

Ça faisait un moment que je réfléchissais à faire les choses autrement sur scène, à me relier au public d’une autre manière. Quand les salles ont pu rouvrir pour des audiences limitées, je me suis dit que c’était peut-être une opportunité de tenter quelque chose. J’avais ces chansons que j’avais d’abord envisagées pour ma fille et moi -et pour aussi me rappeler toutes les questions que je me posais à ce moment précis, pour qu’à 90 ans je puisse éventuellement encore en tirer quelque chose… Quelque part, la pandémie a permis de les faire vivre sur scène d’une autre façon. J’étais tellement curieuse d’imaginer un dispositif qui permette de se connecter différemment, d’imaginer un vrai collectif, et de nouvelles formes de vulnérabilité, de soutien. Un peu à la manière d’un théâtre expérimental socialiste (rires).

Plurielle, la vie

À l’automne dernier, Feist a vécu une expérience scénique autrement plus traumatisante. Programmée en première partie d’Arcade Fire, elle décidait de quitter la tournée après que le chanteur du groupe, Win Butler, se retrouve accusé de “comportements sexuels abusifs. Dans un post Instagram, elle expliquera: “Rester pourrait vouloir dire que je défends ou ignore le tort causé par Win Butler, et partir impliquerait que je me transforme en juge et jury (…) Mes chansons ont tranché pour moi. Les entendre dans ce contexte ne collait pas avec tout ce que j’ai pu entreprendre tout au long de ma carrière pour clarifier les choses pour moi-même.

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Peut-être pensait-elle à un morceau comme Of Womankind –hugging pepper spray at night/we check under our cars ou Calling All the Gods –And one day our deep humiliation will be known”?

Quand son précédent album, Pleasure, est sorti, la tempête #MeToo n’avait pas encore soufflé. La Canadienne ne l’a toutefois pas attendue pour se positionner. À sa manière, sans déclaration tapageuse, ni grand anathème. Mais plutôt en posant les enjeux, et en laissant en effet ses morceaux les décortiquer. Six ans plus tard, un titre comme A Man Is Not His Song, par exemple, prend une nouvelle tournure…

À l’époque, Feist avait décortiqué chacune des thématiques de Pleasure dans un podcast. L’épisode consacré à A Man Is Not His Song croisait ainsi les propos d’un ancien ancien agent du FBI; ceux de son ami Jason Beck, alter ego de Chilly Gonzales; et les réflexions de l’auteur Michael Redhill qui a connu le succès en se planquant derrière un pseudo féminin, Inger Ash Wolfe. Avec, à l’arrivée, une “méditation étayée sur la fluidité de toute identité”.

Six ans plus tard, c’est précisément le propos de Multitudes. Sur la pochette, Feist apparaît répliquée quasi à l’infini. Comme si elle n’était que la somme, non pas de ses clones parfaitement identiques, mais de différentes couches superposées.

© National

Que vouliez-vous exprimer avec ce titre, Multitudes?

À nouveau, il est très lié à ce moment où je tenais mon bébé dans mes bras, me faisant parent tout en me ramenant à ma propre enfance. Ma fille m’a faite mère, et mes parents m’ont construit comme fille. Ces rôles ont commencé à se faire écho. Donc il y a à la fois cette sensation, presque palpable, du temps qui passe, d’un fil tendu entre le passé et le futur. Et puis comment cet horizon nourrit le présent, quelle texture il lui donne. La pandémie a aussi aidé à apprécier la qualité de l’instant, à déceler ses différentes couches, de quoi il est fait. Si je parle avec quelqu’un, est-ce avec colère, curiosité, compassion? L’endroit où sont nées mes intentions est devenu plus important que les intentions elles-mêmes…

Sur Martyr Moves, vous chantez: “In the family forge I got burned”. Est-ce que la disparition de votre père et l’adoption de votre fille vous a amenée à repenser ce qui fait famille?

Une chanson ne suit pas un seul schéma narratif comme peut le faire un roman. Mais l’une des idées du morceau est que les choix de mes parents ont façonné ma façon de voir les choses, mon sens de la réalité. C’est la même chose pour mes amis, pour tout le monde, en fait. Toutes vos certitudes sont basées sur celles qu’ont pu vous inculquer vos parents. Ce n’est pas un souci. On a tous besoin d’une étoile qui vous guide entre le bien et le mal. Il faut juste ne pas oublier que cette boussole ne vient pas de nulle part, qu’on peut s’y opposer, y adhérer, ou l’adapter. Comment être une “bonne” mère, par exemple? Est-ce forcément en s’oubliant au bénéfice des autres ou en cherchant malgré tout à s’épanouir, en donnant autant que l’on reçoit? (rires) Le fait est que l’on n’a que cette vie. Donc autant essayer d’y amener autant de curiosité que possible.

Quel était votre objectif quand, ado, vous avez commencé à jouer dans une formation punk?

Ce n’était pas du tout une évidence. Je suis très reconnaissante d’être tombée là-dedans quand j’étais au collège. Avec les années, la musique est devenue une partie de moi. Sans ça, je ne suis pas certaine que j’arriverais à donner du sens à tout ce qu’on traverse. Aujourd’hui, par exemple, nous sommes dans un moment politique où la montée de l’individualisme est si effrayante… Et où, en même temps, la moindre nuance de vérité personnelle est susceptible d’effrayer les autres. J’ai pourtant l’impression qu’il ne peut rien y avoir de mal à ce que chacun apprenne et comprenne qui il est, dans toute sa complexité. En cela, je crois que si une chanson est assez ouverte et universelle, elle peut être utile à chacun pour éclairer une partie de son mystère, ou résoudre une partie de son puzzle personnel. Moi, en tout cas, j’ai appris pas mal de choses en écoutant de la musique.

Comment prendre position sans sacrifier justement à cette complexité?

Nous avons tous des ombres en nous. Notre choix est de voir jusqu’à quel point on leur permet de s’exprimer. Ou comment on réussit à les circonscrire ou à leur donner un rôle. Une amie actrice a traversé pas mal de difficultés ces derniers temps. Elle m’a expliqué que ces épreuves ont nourri son métier. Elle a trouvé un outil pour travailler et transformer ses traumas. C’est l’une des options. Mais essayer de rester droit, tel un point fixe, c’est impossible. Vous vous retrouvez alors juste en tension entre l’espoir et la désillusion, l’ombre et la lumière. Moi-même, j’essaie d’éviter ça en cultivant une certaine… élasticité (rires).

Feist, Multitudes ****, distribué par Universal.

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