L’art devant les tribunaux: une hypocrisie politique

© EMILY BATES/clip2comic
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

En octobre dernier, Piotr Pavlenski, artiste russe ayant fait parler de lui notamment en se faisant clouer les testicules sur la place Rouge, était condamné à six mois de prison ferme aménageable. Le délit? La diffusion de vidéos à caractère sexuel impliquant Benjamin Griveaux, alors candidat à la mairie de Paris. Ces images montrant le politicien en train de se masturber ont fait le tour des réseaux et mis un terme à sa carrière. La gauche et la droite y ont vu une même “menace pour la démocratie”… Là où Pavlenski revendiquait la poursuite d’une démarche artistique critique face à l’hypocrisie du pouvoir. L’un des rares contrechamps à cette affaire est signé par quatre historiens de l’art ayant rédigé des textes, désormais publiés, pour défendre le caractère d’œuvre d’art de Pornopolitique, intitulé désignant à la fois l’œuvre et le nom du site ayant hébergé la vidéo incriminée. On doit à Carrie Pilto l’un de ces textes.

Dans l’ouvrage qui paraît, vous défendez la démarche de Pavlenski. Le parquet de Paris l’a condamné. Est-ce une injustice à vos yeux?

La liste des artistes condamnés par la justice ou censurés pour leurs œuvres est longue. Un musée vient d’ouvrir à Barcelone pour accueillir des centaines d’entre elles: le Museu de l’Art Prohibit. Les normes et les valeurs évoluent avec le temps et la culture. Il ne s’agit pas pour moi de défendre per se l’acte de divulgation de la vidéoselfie sexuelle du politicien, mais d’expliquer comment cette vidéo s’inscrit au sein d’une œuvre d’art en ligne intitulée Pornopolitique. De montrer comment elle suit la logique de l’œuvre de Pavlenski et comment cette trajectoire s’inscrit dans l’Histoire de l’art. Ceci va à l’encontre des médias français qui ont davantage cherché à savoir si Pornopolitique constitue réellement une œuvre d’art ou si elle relève, comme certains journalistes l’ont soutenu, d’une manigance politique. Quelques-uns ont dénié à Pavlenski son statut d’artiste. Dans ce contexte, j’ai voulu rappeler que sa démarche artistique est reconnue, tant par les historiens de l’art que par l’État français, qui lui a accordé le droit d’asile. Pour revenir à votre question, en un sens, il ne peut y avoir d’erreur ou d’injustice dans son cas: le procès et la condamnation font partie intégrante de l’œuvre. Tester les limites de nos institutions et générer des conversations autour de ces limites sont l’une des caractéristiques de l’art contemporain.

Le fait que Pornopolitique porte atteinte à une personne ne devrait-il pas être une ligne rouge à l’heure d’une société qui rejette les violences faites à autrui?

Telle est, bien entendu, une des questions cruciales soulevées par cette affaire: le droit à la vie privée d’une personne doit-il l’emporter sur le droit à l’expression artistique ou sur le droit du public à connaître certaines vérités allant à l’encontre des messages politiques des dirigeants? Il n’existe pas de loi contre l’hypocrisie en politique et peu de juges sont aptes à juger de la qualité artistique. C’est en ce sens que les attestations des historiens de l’art, reproduites dans le livre, entrent en jeu: pour placer l’œuvre d’art dans un contexte plus large. Il est à noter que l’œuvre de Pavlenski vise ceux qu’il perçoit comme incarnant le pouvoir, des institutions ou des personnes qui ont les moyens de se défendre. Sa condamnation en est la preuve.

Les questions que pose la pratique de Piotr Pavlenski ne sont-elles pas mieux servies lorsque l’intéressé ne met en scène que sa propre personne?

Pornopolitique suggère que l’hypocrisie sexuelle de l’organe politique touche tous les corps. Un politicien qui veut représenter les Parisiens dirige ce corps public, collectif, et ça inclut le corps de l’artiste, lui-même Parisien. Il est d’ailleurs révélateur de constater que la domination de ce corps par le pouvoir public a été soigneusement préméditée et mise en scène par les médias au service de ce pouvoir. Je parle de la belle composition sur la couverture de Paris-Match montrant son arrestation, avec plaquage au sol et menottage. Cela est totalement illégal. “Tout en faisant appel à sa propre loi et en l’enfreignant en même temps”, comme le dit Pavlenski, le pouvoir expose sa duplicité en vue de “faire un exemple”. Autrement dit, l’appareil juridico-politique se révèle et travaille pour l’art. Notez que cette sentence de six mois de prison, aménagée en placement sous bracelet électronique, engage bel et bien le corps de l’artiste.

L’artiste russe Piotr Pavlenski et sa compagne Alexandra de Taddeo arrivant à leur audience le 28 juin 2023 à Paris.

Selon vous, quel lien l’art doit-il entretenir avec la morale?

À dire vrai, l’art ne doit rien faire. Mais il peut servir de moyen d’exploration morale. Je m’intéresse en ce moment, par exemple, aux artistes qui questionnent la moralité de notre système financier mondial, dont les racines se trouvent dans le colonialisme et l’esclavage, ainsi qu’aux œuvres sondant notre devoir moral envers le non-humain. Les œuvres d’art peuvent focaliser le public sur de telles questions éthiques, susciter des débats et ainsi nous amener à remettre en question nos croyances et valeurs. Elles jouent un rôle dans la formation de la conscience sociale.

Suture, Carcasse, Fixation, Éclairage… Quel est l’“événement” de Pavlenski qui vous semble le plus chargé de signification?

Menace (l’incendie des portes de la FSB, l’ex-KGB, à Moscou, NDLR) et Éclairage (incendie des fenêtres flanquant la porte de la Banque de France), qui forment une sorte de diptyque, me fascinent. Les gestes très précis, aussi esthétiques que dangereux, révèlent la face cachée de l’Histoire, la violence de ces institutions publiques. Éclairage nous interroge sur le rôle des dirigeants de la Banque de France, au XIXe siècle, quant à l’esclavage colonial et à la répression sanglante de la Commune. Montrer que “les banquiers ont pris la place des monarques”(la Banque de France se situe place de la Bastille, lieu symbole de l’ancien régime, NDLR) et que “sur ce même lieu un foyer d’esclavage a été bâti”, comme l’artiste l’explique dans son communiqué aux journalistes, est plus qu’une observation astucieuse ou un geste élégant. Ça rétablit le lien entre un système financier, créé à l’époque coloniale pour assurer la domination mondiale, et la suprématie actuelle des marchés financiers sur les États souverains. Il me semble que l’événement vise aussi “l’esclavage” socio-économique des classes pauvres et moyennes d’aujourd’hui. Pavlenski a d’ailleurs dédié aux Gilets Jaunes le procès qui a suivi Éclairage. Il soulève ainsi des questions d’une importance primordiale pour la société́. C’est aussi à partir de ces deux événements que Pavlenski s’approprie la documentation produite par le système juridico-policier.

Carrie Pilto – BIO EXPRESS

1997 Chargée d’édition du périodique Point d’ironie avec agnès b. et Hans Ulrich Obrist

2012 Directrice du Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis

2022 Collaboration avec Jerry Mander sur 70 Ads to Save the World: An illustrated Memoir of Social Change

2023 Commissaire de l’exposition Someone Is Getting Rich au Wereldmuseum d’Amsterdam

2024 Publication de Une œuvre d’art face au tribunal – Sur Pornopolitique de Piotr Pavlenski, de Sarah Wilson, Michaël La Chance, Jenny Doussan et Carrie Pilto (éditions Au diable vauvert)

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