David Lapoujade, philosophe: “La peinture ne représente rien, elle restitue une présence”

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Enseignant à Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 1999, David Lapoujade a été fortement marqué par les deux dernières années de cours de Gilles Deleuze auxquelles il a eu la chance d’assister. “J’étais dans un état de passion en l’écoutant. Ce n’est pas seulement que vous appreniez beaucoup, c’est que vous en sortiez transformé, même sans le savoir. Il y a un lien constant chez lui entre la pensée et la vie, une manière de défendre les forces vitales contre les puissances qui veulent les dominer, les mutiler, les détruire. C’est une espèce d’avocat de ce qu’il y a de plus vivant dans la vie.” Le philosophe rend aujourd’hui hommage à l’auteur de Logique du sens en retranscrivant, au plus près des circonvolutions d’une pensée vitaliste, son enseignement sur la peinture donné en 1981, dans un ouvrage paru aux éditions de Minuit.

Est-ce que la peinture peut attendre, à son tour, quelque chose de la philosophie?

Ce n’est pas aux philosophes de le dire, mais aux peintres. Est-ce qu’ils peuvent en tirer picturalement quelque chose, comme Deleuze a tiré philosophiquement des concepts à partir des peintres? Il faudrait leur demander.

Est-il exact de dire que pour Deleuze, il n’y a pas de différence entre peinture abstraite et figurative? Cette opposition ne serait qu’une sorte d’épiphénomène…

Pour lui, cette différence n’est pas essentielle en effet. Deleuze dit à un moment que la peinture, même figurative, ne représente rien, mais elle rend présent, elle impose une présence. Dire que la peinture figurative ressemble à la réalité extérieure tandis que la peinture abstraite n’y ressemble pas, c’est très insuffisant. Il faut donc un autre critère. Deleuze le cherche dans la manière dont les peintres affrontent une sorte de catastrophe, c’est-à-dire un effondrement du monde visible et dont ils parviennent à extraire une présence, ce qu’il appelle le “fait pictural”. Ce critère lui paraît bien plus important que la distinction entre abstrait et figuratif.

La catastrophe, intérieure ou extérieure, est plus présente que jamais dans les têtes et les corps.

La notion de “catastrophe”, décrite comme au cœur de l’acte de peindre, ne relève-t-elle pas d’une sorte de romantisme de l’acte de créer? Certains peintres peignent pour réparer par exemple, comme l’artiste sud-coréen Kim Tschang-Yeul…

L’un n’empêche pas l’autre. Chez Deleuze, la catastrophe concerne surtout l’avant-peindre, même si elle se prolonge dans l’acte de peindre. Elle lave l’œil et le cerveau de tous les clichés, libère la main, mais une fois que l’effondrement s’est produit, l’important est qu’il en sorte quelque chose: que le peintre distingue les plans, fasse monter les couleurs, libère les lignes, etc. Je ne crois pas que ce soit particulièrement romantique dans la mesure où la catastrophe, intérieure ou extérieure, est plus présente que jamais dans les têtes et les corps. Des jeunes peintres continuent d’affronter aujourd’hui ce problème, par exemple Léonard Martin. Mais aussi des cinéastes, des sculpteurs. Je pense au thème de la réparation dont vous parlez, très profond chez Kader Attia, et qui renvoie à des catastrophes tout autant extérieures qu’intérieures.

La peinture est-elle un “mouvement aberrant” pour Deleuze qui contrevient au principe de raison philosophique? Peut-être pouvez-vous rappeler ce qu’est un mouvement aberrant…

De la peinture en général, on ne peut pas dire qu’elle soit un mouvement aberrant tel que Deleuze en parle. Un mouvement aberrant est un mouvement inexplicable en apparence, mais qui obéit à une logique, une logique non rationnelle, comme le font les personnages de Dostoïevski. C’est également le cas dans les peintures de Bacon où les corps entrent dans des contorsions inexplicables du point de vue de la seule figuration. À quelle logique irrationnelle obéissent ces déformations, se demande Deleuze. Mais cela vaut pour Michel-Ange, pour Cézanne, pour Soutine, etc. De ce point de vue, le mouvement aberrant peut se définir comme le mouvement nécessaire et rationnellement inexplicable qui conduit à l’expression d’un style pictural -ou musical, littéraire, etc.

Y a-t-il une hiérarchie des peintres pour Deleuze, ceux qui affrontent le chaos et le résolvent en un diagramme valent-ils plus que les autres à ses yeux? Sur quoi se fonde-t-il?

Je ne crois pas qu’il veuille établir une hiérarchie dans le cours, mais on peut sentir ses préférences. L’une de ses originalités, c’est de concevoir trois des grands courants picturaux du XXe siècle -l’art abstrait, l’expressionnisme abstrait et le néo-impressionnisme- à partir de leur confrontation avec le chaos. Il y a ceux qui y plongent pour être au plus près de lui, comme Pollock ou les informels, ceux qui le frôlent ou l’esquivent comme Mondrian ou Kandinsky avec l’invention d’un code pictural, et enfin ceux qui en extraient des figures instables, comme Van Gogh, Cézanne et, plus tard, Bacon. Si Deleuze se sent des affinités avec ces derniers, ce n’est pas seulement par goût, mais aussi parce que c’est assez proche de ce qu’il a voulu faire en philosophie: affronter le chaos, non pas pour en sortir une bouillie de concepts, mais pour en extraire des logiques rigoureuses.

David Lapoujade

1964 Naissance à Paris

1986 Rencontre avec Gilles Deleuze

1997 Première parution, William James. Empirisme et pragmatisme

2021 L’Altération des mondes. Versions de Philip. K. Dick, aux éditions de Minuit

2023 Édite Sur la peinture de Gilles Deleuze aux éditions de Minuit

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