Serge Coosemans

Hommage à Eric Beysens: Powa to the People

Serge Coosemans Chroniqueur

Si c’est lui rendre justice d’en parler comme d’un formidable DJ et d’un pionnier des musiques électroniques en Belgique, il ne faudrait pas oublier qu’Eric Beysens, décédé ce mercredi, fut aussi, sans forcément s’en rendre compte, un gourou capable d’ouvrir bien des esprits et des chakras. Celui de l’ado Serge Coosemans, notamment. Crash Test S02E07, cette semaine, c’est l’hommage plutôt que la pignolade.

Il a beau avoir été une figure essentielle et emblématique de la new-beat et de la house-music belges, moi, Eric Powa B, m’a surtout fait découvrir les Stooges, Lou Reed et le Velvet Underground. Et Brigitte Bardot. Et Fad Gadget. Et Carlos Peron. Et Yello. Et Severed Heads. Et Throbbing Gristle. Et les Cramps. Et les Residents. Et Lynn Collins. Ce qui est bon chez Simple Minds et Depeche Mode aussi. Et beaucoup, beaucoup d’autres choses encore. J’avais 18 ans, c’était en 1987, et mine de rien, en 1987, en musique, il fallait choisir son camp: on pouvait aimer à la fois le métal et le hip-hop mais si on aimait le Velvet, il était pratiquement interdit d’écouter du funk, de l’électro et de l’acid-house. Les goûts musicaux relevaient le plus souvent d’une mentalité tribale, d’une posture identitaire, du fantasme de faire partie d’un gang. Moi, j’étais un rat de médiathèque, je ramenais tout ce dont la pochette me plaisait et je gardais sur cassettes les meilleurs morceaux des 7 ou 8 plaques louées par semaine. On sait aujourd’hui que beaucoup d’ados de l’époque faisaient pareil mais en 1987, c’était plutôt tu. Normal. Dans ma tribu, le Clan Corbaque, écouter de la musique frivole ou « rigolote » était carrément passible de pendaison ou d’excommunication. Je ne me vantais donc pas de fondamentalement préférer le Freaky Styley des Red Hot Chili Peppers à Felt ou de vraiment kiffer les Beastie Boys et les productions On-U-Sound dès que retirée ma tenue de croquemort en pâmoison devant The Chameleons. Puis j’ai commencé à sortir la nuit et il s’est vite avéré que le meilleur DJ de Bruxelles était alors Eric Beysens, pas encore renommé Eric Powa B. Un type aux sets justement drôlement décomplexés et éclectiques.

1987, c’est quelques mois avant la déferlante new-beat. Quand celle-ci fut à son apogée, je suis parti faire mon service militaire en Allemagne. Quand j’en suis revenu, tout avait changé et il fallait à nouveau choisir son camp, sa tribu: house ou techno. Ça m’a vite gavé et je n’ai pratiquement plus foutu un pied en club entre le milieu de 1990 et les grandes heures du Fuse, cinq ans plus tard. Je n’ai donc pas connu Eric Powa B aux platines des grosses boîtes flamandes qui ont véritablement fait sa renommée. Je crois que je n’ai été que deux ou trois fois au Boccacio et je me souviens aujourd’hui mieux des trajets en train et en vélos volés, des formidables bagarres de paysans lookés à la Blade Runner sur le parking aussi, que de la musique qui s’y jouait, qui me semblait d’ailleurs beaucoup trop martiale pour quelqu’un à peine libéré de ses obligations militaires. Je n’ai sinon jamais foutu un pied au 55, je pense être resté une heure à la Rocca et j’ai toujours détesté de tout mon coeur le Who’s Who’s Land (poufpoufland, nazenazeland). Mes souvenirs d’Eric Beysens sont donc un peu différents de tous ceux lui ayant publiquement rendu hommage cette semaine: un soir (de Nouvel An?) au Barbu de Coxyde, pas mal de nuits à La Gaité, et puis aussi quelques soirs dans ces petits bars funky aujourd’hui complètement disparus de la Rue des Dominicaines, où il était surtout loisible d’acheter du shit en semaine.

Cela dit, Beysens cartonnait déjà vachement à La Gaité, vu qu’il y est même devenu un véritable gourou. J’ai vu des amis se transformer en vraies petites groupies d’Eric B, se mettre à s’habiller comme lui (un look très La Muerte, à l’époque), devenir DJ’s à cause de lui et bien souvent aussi finir par lui voler ses meilleures idées de morceaux. Moi, je ne lui ai même jamais parlé avant 2005, mais dès 1987, il m’a tout simplement musicalement émancipé, libéré d’un rapport alors assez compliqué entre ce que je pensais permis d’aimer et ce que je pensais interdit d’écouter. Je suis d’ailleurs longtemps resté nostalgique de ce qu’il jouait en 1987, moins de la musique à proprement parler que de l’esprit de ses sélections. Les années 90, on l’oublie un peu trop souvent, furent musicalement très sectaires, limitées même, et ce n’est qu’au début des années 2000 que le grand méchoui, l’éclectisme le plus décomplexé, est revenu au goût du jour, avec notamment les 2 Many DJ’s et Optimo. Depuis, je n’ai plus à me plaindre. Tout le monde ou presque semble aujourd’hui penser que la meilleure chose à faire en soirée est de mélanger disco électronique et Cramps, caler Vicious de Lou Reed pas loin de Commando de Front 242, Think de Lynn Collins avant ou après Throbbing Gristle, encore un groupe avec lequel il est généralement interdit de rigoler soit dit en passant, tout cela avant de laisser place à l’une des premières couillonnades du label R&S, Code 61 par exemple.

Mieux qu’un critique musical

C’est donc ce que ce faisait déjà Beysens en 1987 et il faut bien se dire qu’en 1987, pour un adolescent dont les principaux accès à la culture musicale étaient gardés par des curetons rigolards (Philippe Manoeuvre, Gilles Verlant and co…) ou par des curetons très sévères (Les Inrocks, la RTBF…) mais quoi qu’il en soit par des curetons donc, cette attitude de DJ mélangeant acid-house, glam-rock, funk, new-beat, électro, raï et musique industrielle était non seulement incroyablement fraîche mais aussi très émancipatrice. Une sélection de Beysens donnait plus de pistes, d’idées, de clés et surtout de plaisir et d’envie de s’envoyer en l’air que tout ce que conseillaient alors les critiques et autres gardiens de temples. Ça envoyait le fan scrogneugneux et les petits profs se faire foutre, ça désacralisait la musique mais ça faisait surtout passer le mot qu’il y avait moyen de l’aimer autrement et de façon je pense beaucoup plus saine qu’en geek grisâtre prosterné devant son installation hi-fi ou au sein d’un fan-club Batcave où aimer James Brown relevait de la traîtrise pure et simple.

En 2005, quand j’ai donc fini par vraiment lui parler, en interview, Beysens était plutôt vu comme un DJ house qui retrouvait ses racines new-beat et cold-wave le temps d’un projet electroclash. Des étiquettes merdiques, surtout dès que collées sur le front de quelqu’un qui continuait à penser que la meilleure chose à faire quand on est DJ était de tout écouter, y compris ce qui sort de pire, puisque partisan de cette théorie que sur n’importe quel disque, au fin fond du troufion de n’importe quelle carrière bien naze, se cache toujours sinon une pépite, du moins un morceau étonnant, troublant et inattendu. J’avais déjà capté la leçon il y a 30 ans, quand on s’était tous mis à traquer chez Pêle-Mêle et Juke Box Records, les meilleurs 45-tours cultes de The Normal, Alan Vega, Human League, A Certain Ratio ou encore Vicious Pink Phenomena. Aujourd’hui, je me rends surtout compte que si cette curiosité, cette soif de découvrir toujours plus de musique hors des sentiers balisés, de voir toujours plus de films oubliés, de lire toujours plus de livres ignorés des critiques établis, vient assurément d’un trait de caractère, c’est bel et bien Eric Beysens qui m’a donné la confiance, sans le savoir ni le vouloir, simplement par son attitude et ses sélections, qu’il ne s’agissait pas là d’une grosse tare psychologique mais bien d’une force. Nous n’étions pas du tout intimes. En bons vrais Bruxellois, on se permettait même de faire semblant de ne pas se reconnaître quand on avait la flemme de se dire bonjour. Il n’en demeure pas moins qu’après Bowie et Prince, c’est le troisième véritable héros de mon adolescence qui disparaît cette année. Le choc, c’est que des trois, c’est assurément celui à qui je dois le plus. Mix in peace, mister B.

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