LA 70E MOSTRA DE VENISE A DÉCLINÉ LA SINISTROSE SUR TOUS LES TONS, DANS LES COULISSES, OÙ LA CONCURRENCE DE TORONTO SE FAIT TOUJOURS PLUS SENTIR, ET SUR LES ÉCRANS, AVEC UNE SÉLECTION NOIRE DE NOIRE

« Venice is Dead. » L’on n’en était encore qu’à la veille de l’ouverture de la 70e Mostra qu’un collègue israélien, soupesant le programme d’un air dédaigneux, y allait d’une sentence aussi désabusée que définitive. Forcé, le trait n’en aura pas moins trouvé une certaine consistance dans les jours à suivre: de l’avis général -à commencer, sans doute, par celui d’Alberto Barbera, le directeur artistique de la manifestation, auteur, lors de la conférence de presse inaugurale, d’un lamento appuyé-, 2013 ne restera pas comme un grand cru vénitien. Sans être indigne, la sélection a déçu par sa tiédeur d’ensemble, alignant des films honnêtes et même un peu plus, mais manquant de ce(s) coup(s) d’éclat tirant un festival vers le haut -ainsi de La vie d’Adèle il y a quelques mois à Cannes. Un état de fait rendu plus cruel encore par la décision, judicieuse au demeurant, de montrer, en prélude aux projections de cette édition anniversaire, des archives retraçant l’histoire de la Mostra, en un défilé permanent d’étoiles et de maîtres du Septième art sur le Lido -que l’on songe, un exemple parmi d’autres, qu’en 1951, non contente de couronner le Rashomon d’Akira Kurosawa, Venise accueillait Jean Renoir pour Le fleuve, et Elia Kazan avec Un tramway nommé désir. Ou qu’en 1954, le Senso, de Luchino Visconti, ne trouva pas grâce aux yeux du jury, pas plus d’ailleurs que On the Waterfront, de ce même Kazan…

De quoi laisser rêveur, à l’aune d’un millésime 2013 avare en têtes d’affiche, et privé de quelques-uns des films qui lui semblaient promis -ainsi, côté anglo-saxon, du Twelve Years a Slave, de Steve McQueen. Ou, plus près de chez nous, de Abus de faiblesse, de Catherine Breillat avec Isabelle Huppert, pourtant donné partant certain mais qui, à l’image du Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier, aura opté pour un festival de Toronto dont la concurrence semble, chaque année, plus sensible. Ajoutée à cela une vétusté allant s’aggravant faute de budget et qui, si elle participe au charme de la manifestation, semble aussi l’ancrer chaque année un peu plus dans le passé, et l’on comprendra que l’impression d’ensemble ait été plutôt à la morosité. En quoi, toutefois, la Mostra se sera aussi inscrite résolument dans l’air du temps.

Ce constat aura d’ailleurs trouvé son prolongement sur les écrans vénitiens, frappés de sinistrose à de rares exceptions près -les Philomena de Stephen Frears et autre We Are the Best!, de Lukas Moodysson, feelgood movies venus donner utilement le change. Sans doute faut-il voir dans le caractère rassurant et consensuel de son film, du reste émouvant et charmant, l’une des raisons qui firent de Frears l’un des favoris au Lion d’or. Mais s’il a pu surprendre par sa radicalité, le palmarès concocté par Bernardo Bertolucci et ses jurés est surtout apparu représentatif d’une sélection d’une noirceur assumée. Fort différents dans la forme, Sacro GRA, le documentaire de Gianfranco Rosi couronné du Lion d’or, et le stupéfiant Stray Dogs, de Tsai Ming-Liang, Grand Prix du jury, évoluent pareillement aux marges des mégalopoles d’aujourd’hui. L’un y révèle une humanité alternative, l’autre y contemple une humanité en déshérence, en deux visions complémentaires du chaos contemporain, soit le motif générique de cette Mostra. De fait, la violence du monde s’y est invitée comme rarement, pas tant dans ses expressions les plus spectaculaires cependant, que dans ce qu’elle peut avoir de plus intime. Faisant traditionnellement figure de valeur refuge, le lien familial s’est vu ici sérieusement mis à mal -mieux même, s’il fallait dégager un autre fil rouge de la manifestation, ce serait assurément l’omniprésence de la violence domestique, ressassée de film en film, jusqu’à épuisement. Ainsi du Joe de David Gordon Green, où elle s’inscrit dans la torpeur malade d’une bourgade du Texas; de Je m’appelle Hmmm… d’Agnès b., où elle envoie une gamine sur la route, pour ce qui restera l’une des équipées les plus improbables du festival; de Miss Violence, où Alexandros Avranos la décline de manière nauséeuse; de Tom à la ferme, de Xavier Dolan, où elle alimente la relation d’attraction/répulsion s’installant entre les deux protagonistes; de La belle vie, de Jean Denizot, où il est question de rapt parental; ou de Die Frau das Polizisten, signé Philip Gröning, où elle vient insidieusement et implacablement envahir l’espace familial, jusqu’à l’implosion.

Il faut tenter de vivre

Sort-on de ce cadre que la tendance n’est pas plus à l’optimisme: comme la Taipei en état de décomposition avancée de Tsai Ming-Liang, la Alger que croque Merzak Allouache dans Les terrasses semble gangrénée de toutes parts. Quant à la Palerme dépeinte par Emma Dante dans Via Castellana Bandiera, elleest le théâtre d’un conflit à l’absurdité métaphorique, tandis que le Milan où Gianni Amelio fait évoluer L’intreprido est un chantier permanent qui semble n’avoir d’autre effet que de broyer l’individu. Sans plus grand-chose à quoi se raccrocher, ce dernier apparaît tantôt impuissant -voir le protagoniste central de The Zero Theorem, de Terry Gilliam, submergé par la dictature technologique, ou encore les activistes environnementaux de Night Moves, le fort beau film de Kelly Reichardt, confrontés à la limite de leurs actions-, tantôt désespérement seul. C’est là l’autre motif matriciel de cette Mostra, qui semble avoir fait le deuil des utopies collectives, même dans leur expression la plus réduite -le couple de Garrel, rongé par La jalousie; celui de The Wind Rises, de Miyazaki séparé, comme celui de Gerontophilia, de Bruce LaBruce, par la maladie…-, et l’on en passe.

Et la solitude de saturer le champ de vision, du bien nommé Still Life de Uberto Pasolini, où l’on vit tel que l’on meurt, impitoyablement isolé, au Child of God nécrophile de James Franco, et jusqu’à la Sandra Bullock du Gravity d’Alfonso Cuaron, dérivant dans un surprenant ballet en apesanteur. L’extra-terrestre de Under the Skin, trip sensoriel étrange de Jonathan Glazer,n’échappe d’ailleurs pas à cette fort humaine condition, pas plus que l’héroïne du Tracks, de John Curran, qui cherche toutefois là la clé d’un hypothétique renouveau. Histoire, peut-être, de faire raccord avec un Hayao Miyazaki citant Le cimetière marin de Paul Valéry au moment de tirer sa révérence: « Le vent se lève! Il faut tenter de vivre…« 

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Venise

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