Un héros très discret: entretien avec Benedict Cumberbatch, brillant dans The Courier

Benedict Cumberbatch, Angus Wright et Rachel Brosnahan: jeu de dupes...
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Benedict Cumberbatch brille dans The Courier, de Dominic Cooke, thriller de la guerre froide inspiré de faits réels où il campe Greville Wynne, un homme d’affaires britannique sans histoires devenu espion malgré lui…

Qu’ils soient empruntés à la réalité comme Julian Assange dans The Fifth Estate, Alan Turing dans The Imitation Game ou Thomas Edison dans The Current War, ou qu’il s’agisse de personnages de fiction comme Sherlock Holmes dans la série Sherlock ou Doctor Strange dans de multiples déclinaisons de l’univers Marvel, la filmographie de Benedict Cumberbatch abonde en figures bigger than life et autres génies torturés. Greville Wynne, l’homme qu’il interprète aujourd’hui dans The Courier (lire notre critique), s’inscrit, a priori, à l’opposé de ce spectre. Soit, à l’orée des sixties, un businessman enfermé dans ce que l’on imagine une routine immuable, partagée entre les affaires et son foyer, réalité banale à laquelle viendra l’arracher la raison d’État, lorsque le MI6 et la CIA décident de capitaliser sur ses contacts en Europe de l’Est pour faire de cet individu que sa transparence met à l’abri du soupçon un agent de liaison avec un officier soviétique disposé à transmettre des renseignements à l’Ouest. Une histoire hautement improbable mais pourtant vraie, suivant le précepte voulant que la réalité soit parfois plus forte que la fiction…

Le profil requis

L’innocent projeté dans un nid d’espions est un classique du genre -voir l’insurpassable North by Northwest, d’Alfred Hitchcock. Il vaut à l’acteur britannique une plongée dans l’inconnu, brillant sous les traits de cet homme résolument ordinaire que vont révéler les circonstances. « C’était nouveau pour moi, expose-t-il de son timbre de baryton à la faveur d’un entretien virtuel. Quand Dominic Cooke, le réalisateur, m’a proposé le scénario et m’a esquissé le personnage, je me suis demandé comment j’allais pouvoir jouer cet homme passant d’une extrême naïveté à un statut de professionnel pour ainsi dire, et prêt à aller jusqu’au sacrifice ultime. Il était originaire d’un village du Pays de Galles, avait grandi dans un milieu modeste, et avait emprunté l’ascenseur social, mais le Greville que l’on découvre au début du film est quelqu’un menant une vie on ne peut plus quelconque, un homme d’affaires entre deux âges, représentant en machines industrielles ayant épaissi à force de déjeuners d’affaires un peu trop arrosés. On ne pourrait imaginer CV plus terne pour quelqu’un qui va finir comme messager d’un informateur russe de premier plan pendant la crise des missiles de Cuba, mais il se trouve qu’il a le profil requis à un moment donné. »

Si la personnalité de Wynne peut paraître transparente de prime abord, son parcours, lui, sortira résolument de l’ordinaire. À quoi Cumberbatch a veillé à apporter un luxe de nuances et de couleurs, pour composer un personnage on ne peut plus singulier. « J’ai tenu à marquer son parcours de façon précise, observe-t-il. Je ne voulais pas qu’il donne l’impression de tailler sa route à travers les faits dans un mélange d’humour et de complaisance. Il fallait traduire la naïveté, l’innocence et l’incompétence qui étaient siennes au début. Penkovsky (l’officier soviétique prêt à fournir des documents, NDLR) avait insisté pour avoir un interlocuteur qui ne soit pas un espion mais bien un amateur, n’émargeant pas aux services diplomatiques et n’ayant pas emprunté les couloirs qu’utilisent généralement les réseaux d’espions, mais affichant l’innocence de quelqu’un n’ayant aucune motivation politique. Et Greville Wynne cochait toutes les cases. Il fallait donc passer d’un joyeux gaillard, père de famille et mari heureux doublé d’un businessman sans histoires, à quelqu’un d’incrédule puis faisant son apprentissage non sans appréhension, avant de se piquer au jeu, avec à l’esprit le poids qu’il aurait sur la conscience en cas de refus si la situation devait mal tourner. C’est un jeu abject qu’ils jouent avec lui, mais ça fonctionne psychologiquement: ça lui donne une notion des objectifs, flatte son ego et lui procure le sentiment que le sacrifice en vaut la peine. Penkovsky et lui partagent la conviction qu’ils participent à cette pièce pour leurs familles, et pour oeuvrer à la paix dans le monde, afin de tenter de combler une division qui n’avait de toute façon pas lieu d’exister. »

Peser sur l’évolution des choses

Une sorte d’intérêt supérieur, pas étranger, loin s’en faut, au désir de Benedict Cumberbatch de s’engager dans le projet, ajoutant à sa casquette d’acteur celle de producteur exécutif, un rôle qu’il avait déjà tenu sur The Current War, et qu’il a à nouveau endossé depuis pour The Mauritanian. « J’avais déjà travaillé avec Dominic Cooke sur la mini-série The Hollow Crown, où je jouais Richard III. Nous sommes amis, et n’avions cessé depuis de chercher un projet sur lequel retravailler ensemble. Quand il m’a montré le scénario de The Courier, je lui ai dit que je serais non seulement ravi d’interpréter Greville, mais aussi d’être impliqué dans la production. C’est quelque chose que j’aime faire pour les rôles auxquels j’adhère et des films dont le budget le nécessite, et qui sont en outre portés par des personnalités dont la voix mérite d’être mise en valeur. Avec SunnyMarch, la société que nous avons créée avec mon associé Adam Ackland, nous avons donc aidé Dominic à réunir l’équipe pour que le projet puisse aboutir. Nous ne disposions que de peu de temps, en raison de nos agendas respectifs, et The Courier a été mené à terme en deux ans, ce qui est fort court pour un film: en général, il faut compter cinq ans entre le moment où l’on se dit « c’est une bonne idée » et celui où l’on a un film à montrer au monde. »

Un héros très discret: entretien avec Benedict Cumberbatch, brillant dans The Courier

Quant à sa motivation artistique, le comédien la rattache à la pertinence que revêt cette histoire à ses yeux: « Pour moi, The Courier n’est pas seulement un thriller d’espionnage historique et politique, même s’il en a les composantes, c’est un film sur l’amitié et sur deux personnes qui décident de passer outre les divisions politiques pour faire quelque chose de juste pour leurs familles et la démocratie, alors qu’une menace de destruction plane sur le monde entier. Et sur le fait que même si notre action peut sembler dérisoire rapportée à l’échelle de la planète, elle peut néanmoins faire une différence significative. Nous étions occupés à tourner le film alors que Kim Jong-un testait ses missiles balistiques et ses fusées en Corée du Nord. Tout cela est encore bien réel: la prolifération nucléaire atteint des niveaux inédits, et il y a plus de pays dotés aujourd’hui de la capacité nucléaire qu’au plus haut de cette crise, ce qui n’a rien de rassurant. Mais au-delà de ça, il y a la note d’espoir résidant dans le fait qu’une personne ordinaire peut influer sur des changements massifs, ce dont on a un exemple immédiat avec les étudiants marchant pour le climat ou encore le mouvement #MeToo. En restant fidèle à vos convictions, vous avez le pouvoir de peser sur l’évolution des choses. »

De quoi élargir sensiblement le champ d’un film d’espionnage respectant par ailleurs les codes du genre, et assumant un petit côté « à l’ancienne » certes pas déplaisant. « Les drames de la guerre froide n’ont rien de démodé à mes yeux. Pensez à The Queen’s Gambit, ou à Tinker Tailor Soldier Spy, d’ailleurs. Pour moi, ce film parle de comment avoir du courage face à l’adversité. Alors oui, il s’inscrit dans un genre, avec aussi une touche incontestablement britannique, mais un genre qui n’a cessé d’être réinventé. Nous n’avons pas honte de citer une manière de faire du cinéma héritée du passé, de films comme The Spy Who Came in from the Cold ou ceux de Hitchcock. Sans nous en éloigner, mais en en proposant une version stylisée, comme dans cette scène du début où il rentre chez lui, avec cette répartition des rôles en fonction du sexe qui est vraiment inscrite culturellement dans le passé, mais sur laquelle nous portons un regard moderne, en maintenant un plan statique. »

Faisant l’air de rien la transition entre les époques, le héros très discret qu’y incarne Benedict Cumberbatch achève de donner au film une couleur intemporelle. Quant à son futur immédiat, il se déclinera sous les traits du Dr Strange, qu’il retrouvera devant la caméra de Sam Raimi pour Doctor Strange in the Multiverse of Madness. « Je ne fais pas vraiment ces films pour des raisons différentes, soupèse l’acteur. Même s’il s’agit de divertissements populaires, ils embrassent des problèmes et des dilemmes du monde réel dans leur univers de fantaisie. Et c’est un personnage complexe et amusant à jouer, qui ne va pas, en ce qui me concerne, sans des défis très différents, qu’ils soient physiques ou liés au fait de me plonger dans une autre culture qui est celle des comics américains. Comme artiste, tous les types de projets vous aident à grandir. Et quelle que soit l’échelle, les problèmes sont, en définitive, les mêmes. Je suis ravi de jouir de cette flexibilité: pouvoir me retrouver dans un film aussi exposé qu’une franchise Marvel ou une série télé comme Sherlock me procure également une plateforme pour aller vers des histoires moins connues ou travailler avec des gens ne bénéficiant pas d’une telle exposition, et contribuer à donner une certaine ampleur au budget de leurs projets. Je m’y efforce aussi bien comme acteur que comme producteur désormais: aider des gens qui débutent ou qui viennent de différents coins de la culture à faire entendre leur voix m’intéresse. ça m’emballe autant que les choix dont je bénéficie en tant qu’acteur. »

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