Focus sur les variations de l’espion au cinéma

From Russia with Love © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le film d’espionnage a trouvé dans le contexte explosif de la guerre froide une manne pratiquement inépuisable, se prêtant à des déclinaisons multiples, du séminal Espion qui venait du froid aux variations qu’y a apportées un James Bond.

Avec The Courier (lire notre critique), Dominic Cooke ajoute une pièce au dossier déjà bien fourni des films d’espionnage de la guerre froide. Avec son contexte géopolitique délétère et ses enjeux dramatiques, celle-ci n’a cessé de nourrir l’imaginaire des scénaristes et des cinéastes, jusqu’à pratiquement ériger le « Cold War Spy Thriller Movie » en genre à part entière. Alfred Hitchcock, un orfèvre en la matière, lui qui avait signé des classiques du cinéma d’espionnage comme The 39 Steps, The Man Who Knew Too Much, Notorious ou North by Northwest, ne s’y est pas trompé, qui s’y frottera avec Torn Curtain (1966), expédiant Paul Newman à Berlin-Est, avant de récidiver trois ans plus tard pour Topaz, film d’aventures se déployant de Copenhague à Washington en passant par Paris et La Havane -un opus objectivement mineur de sa filmographie cependant.

Apparu à une époque où la polarisation du monde, assortie de l’imminence présumée de l’apocalypse nucléaire, travaillait les esprits, le thriller de la guerre froide devait connaître un succès rarement démenti, même si un contexte géopolitique changeant en a fait désormais un vestige d’un autre temps. Ce qui n’a pas empêché divers cinéastes, et non des moindres parfois, d’y repiquer à l’occasion: Tomas Alfredson en 2011 pour le néo-classique Tinker Tailor Soldier Spy, Steven Spielberg avec un Bridge of Spies (2015) imposant ou, aujourd’hui, Dominic Cooke avec The Courier. Soit, de l’avis de l’un de ses producteurs, Ben Browning, un film qui, par-delà son classicisme assumé, s’emploie à renouveler la grammaire d’un genre bien codé en ne se focalisant pas sur « des individus impénétrables aux motivations insondables, mais en ayant un coeur émotionnel clair, et en s’intéressant essentiellement à la relation de deux hommes ayant fait quelque chose d’extraordinaire ». Manière encore de signifier qu’un récit, fut-il ancré dans les méandres brumeux du début des sixties, peut transcender les époques, disposition moins anodine qu’il n’y paraît alors que l’Histoire a une fâcheuse tendance à repasser les plats, et que la terminologie en vigueur alors a repris des couleurs depuis quelques années.

Réalisme vs fantaisie

Cette nouvelle variation fait aussi d’un homme ordinaire le jouet d’enjeux qui le dépassent, avant qu’il tente d’y imprimer sa marque -un motif qui a fait florès dans un genre s’étant prêté aux déclinaisons les plus diverses. Il reviendra à Martin Ritt de lui donner, en 1965, son prototype, à la faveur de The Spy Who Came In from the Cold, magistrale adaptation de John le Carré portée par Richard Burton. Et quelque chose comme le mètre-étalon du thriller de la guerre froide, avec espion infiltré de l’autre côté du rideau de fer, et ligne sinueuse où l’identité des protagonistes semble se diluer dans un troublant jeu de doubles. Le tout affichant réalisme classieux et froide dureté, et d’une sécheresse à l’épreuve du temps, en un modèle souvent imité, rarement égalé. À l’autre bout du spectre (si l’on peut dire), James Bond, qui allait trouver dans les plis de la guerre froide la sève de plusieurs de ses aventures de From Russia with Love (1962) à The Spy Who Loved Me (1977), se chargera de démontrer qu’en l’espèce, un peu de fantaisie ne pouvait pas nuire à l’efficacité. Soit deux pôles en définitive plus complémentaires qu’opposés, entre lesquels viendra se fixer une manne de films aux motifs variés, de The Ipcress File, de Sidney J. Furie (1965), consacrant la première apparition à l’écran d’Harry -Michael Caine- Palmer, espion working-class et anti-James Bond revendiqué, à Telefon (1977), où Don Siegel faisait de Charles Bronson un espion du KGB expédié aux états-Unis pour stopper des agents dormants; de The Manchurian Candidate, modèle de thriller paranoïaque portant, dès 1962, la griffe de John Frankenheimer, autour du lavage de cerveau dont avait l’objet un héros de la guerre de Corée (1), à Thirteen Days (2000), drame historique de Roger Donaldson retraçant la crise des missiles cubains qui ébranla le monde à l’automne 1962.

The Man Who Came in from the Cold
The Man Who Came in from the Cold

Forte de son climat de tension, ses manipulations en série et ses mutations à répétition, la guerre froide devait en inspirer beaucoup d’autres, encore: Sidney Lumet, par exemple, qui, avec The Deadly Affair (1967), se frotte à son tour à l’univers de John le Carré, comme le fera plus tard Fred Schepisi dans The Russia House (1990). John Huston, qui orchestre un jeu de massacres dans The Kremlin Letter (1969). Et Henri Verneuil, pour qui Yul Brynner joue un agent double soviétique dans Le Serpent. Ou Blake Edwards, qui adosse une histoire d’amour entre Julie Andrews et Omar Sharif à ce contexte miné dans The Tamarind Seed (1974), tandis que Sam Peckinpah y va de sa vision désenchantée dans The Osterman Weekend (1983). Quant à Clint Eastwood, il se posera moins de questions pour aller dérober le Firefox (1982) en Union soviétique. L’on pourrait en citer d’autres, comme John McTiernan, filmant la défection d’un sous-marin russe dans The Hunt for Red October (1990), ou Phillip Noyce, donnant au genre une déclinaison féminine avec la complicité d’Angelina Jolie dans Salt (2010): si la guerre froide n’a plus le monopole du cinéma d’espionnage, ses émissaires ont encore de beaux jours devant eux…

(1) Jonathan Demme en réalisera en 2004 un remake dans le contexte de la guerre du Golfe. Quant à John Frankenheimer, il signera, en 1964, un nouvel opus sur arrière-plan de guerre froide, Seven Days in May.

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