Mathias Gokalp met en scène le monde du travail côté cadres, orchestrant, dans Rien de personnel, un singulier jeu de rôles pour mettre à jour les ressorts à l’ouvre dans une entreprise. Ludique, mais surtout affolant.

Longtemps terra incognita de cinéma, le monde du travail envisagé côté cadres a, depuis une petite dizaine d’années, et l’incontournable L’emploi du temps de Laurent Cantet, irrigué un pan appréciable de la production. De Costa-Gavras à Nicolas Klotz, ils sont quelques-uns à l’avoir mis en scène par le biais de fictions arpentant le paysage désolé des ravages humains du néolibéralisme, accentués désormais par la crise.

Premier long métrage de Mathias Gokalp, un jeune cinéaste français ayant fait ses classes à l’Insas, Rien de personnel aborde le sujet sur un mode original, avec un résultat aussi glaçant qu’éloquent. Le fruit d’une réflexion longuement mûrie, comme il nous l’expliquait récemment dans une brasserie bruxelloise. « Les années de courts métrages entre l’école et un premier long permettent de savoir ce dont on a envie de parler. J’avais très envie de mettre en scène le monde du travail pour une raison assez simple: alors que les gens passent leur vie au travail, j’ai l’impression qu’on le retrouve assez peu sur les écrans. On cite toujours les mêmes films à propos du monde du travail, mais s’ils sont très bons, ils sont peu nombreux. A contrario, dans 80 % des films français, les gens ne travaillent jamais, ou alors 5 minutes dans un bureau. J’avais envie, dans ce silence, de parler de cette chose importante pour moi. » S’il choisit l’option cadres, c’est surtout, explique-t-il encore, pour éviter le pittoresque: « Dans mes courts métrages, j’avais travaillé sur une caissière de supermarché, et sur des ouvriers. Mais dès que l’on parle des ouvriers ou du monde paysan, par exemple, il y a souvent des clichés et des stéréotypes qui arrivent. Cela m’intéressait de montrer que le travail n’était pas toujours aussi haut en couleurs. Et notamment que la pénibilité du travail n’est pas que dans les travaux manuels, ou que la précarité, ce n’est pas que les exclus. On peut avoir un travail salarié, un contrat à durée déterminée, un poste de cadre, et se retrouver sous pression. Aujourd’hui, cela paraît un peu plus visible pour les gens, mais quand on a commencé le projet, il y a 4 ans, c’était encore quelque chose d’assez discret. »

En quelques mois, la crise étant passée par là, la donne allait en effet dramatiquement changer. Conséquence immédiate: Rien de personnel apparaît sans conteste en phase avec son temps; circonstances qui, étonnamment, ont failli entamer la détermination du réalisateur. « J’avais peur que mon film soit périmé par l’époque », observe-t-il, même s’il décidera finalement de ne rien changer au scénario coécrit avec Nadine Lamari. « Je voulais travailler sur la relation de l’individu au travail, et des individus en entreprise, et je ne pense pas que la crise ait changé tellement de choses aux rapports de force. Elle les a rendus plus aigus, et elle a précarisé encore plus, mais il n’y a pas eu de révolution. »

Pour ausculter cette relation, Gokalp met en place un dispositif ingénieux, orchestrant, dans le huis clos d’une réception d’entreprise, un curieux jeu de rôles. « Des amis comédiens, à qui on avait proposé d’intervenir en entreprise, m’ont raconté leurs expériences de coaching. J’ai rassemblé différents scénarios de manière fictionnelle sur une soirée. C’est une construction dramatique, c’est rare que cela se passe comme cela, avec tout le monde au même moment. Même s’il y a eu des cas, et notamment une entreprise publique française qui a organisé un séminaire dans un château, où tous les cadres étaient invités, et où il y a eu une prise d’otages. Des barbouzes sont arrivés avec des cagoules et des mitraillettes, et ont plaqué les gens au sol: c’était un coaching en situation sur la sécurité. »

On n’en est pas là dans Rien de personnel, même si tout un chacun y est otage des décisions de la direction, dans un montage cruel où le secret éventé d’une prochaine cession sert à alimenter la terreur. Processus étoffé de ce qui n’a rien d’une coquetterie: la répétition d’une même scène avec changement de perspective, accompagnée d’un glissement dans les attributions de cadres qui endossent des fonctions différentes. Le jeu de rôles se fait ici jeu de dupes, toutes certitudes mises à mal. « Il y avait, à l’origine, le désir de raconter une soirée en 3 temps, avec à chaque fois des informations qui se complètent ou se contredisent, poursuit le réalisateur. L’idée était de raconter de façon de moins en moins lacunaire, d’apporter une image de plus en plus complète de ce qui se passe. Et, de version en version, d’échanger les rôles entre les différents cadres, avec des personnages très typiques à la fois du cinéma et de l’entreprise, le bourreau, la victime, le traître, le héros, mais de manière à ce que le film décrive plus le système que les individus. »

Une responsabilité collective et systémique

Expérience qui, pour évoquer Rashomon et d’autres films à points de vue multiples, n’en est pas moins profondément singulière: « D’une partie à l’autre, on n’est jamais totalement tributaire du point de vue. La caméra est toujours au même endroit ou à peu près, il n’y a pas de subjectivité ni de personnage qui dit « je ». On reste plus ou moins objectif parce que justement, sur le sujet de l’entreprise, on a toujours tendance à subjectiviser les choses. » Une mise en place à tout le moins concluante, venue éclairer d’une lumière crue les dynamiques à l’£uvre dans l’entreprise. « Ce qui s’y passe est plutôt plus dur que ce qui est décrit dans le film, relève toutefois le cinéaste . En partie parce que c’est un film, et que je n’avais pas envie qu’on soit plombé. Et en partie parce que effectivement, la crise a changé les choses, et a rendu le rapport plus dur. »

Encore que, avec ses contours par moments funèbres – hasard s’il s’ouvre sur un plan de masques funéraires, et adopte ensuite une esthétique d’une froideur assumée, Rien de personnel n’ait guère, au fond, à « envier » à la réalité. Dans ce contexte, et même si, de son propre aveu, il « ne se sent pas de donner des leçons », le point de vue adopté par Mathias Gokalp ne manque certes pas d’intérêt, ni d’acuité: « Mon film dit que la responsabilité est collective, et elle est systémique. Ce n’est pas l’individu qui est responsable du système, mais en même temps, il y a un moment où il faut que l’individu refuse son rôle, sa fonction. C’est le parcours que font tous les personnages. Le message délivré est très utopique, et dit qu’à un moment, il faudra être capables de mettre des limites au rôle que l’entreprise nous donne. »

Rencontre Jean-François Pluijgers

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