LA BD ENTRE DANS LES MUSÉES, S’INVITE DANS LES UNIVERSITÉS, REDESSINE LE MARCHÉ DE L’ART. UNE RECONNAISSANCE TARDIVE RACONTÉE EN LONG ET EN LARGE DANS UNE SOMME DE 600 PAGES. LA VIE EST NULLE SANS BULLES!

C’est à un voyage extraordinaire aux quatre coins de la planète BD que nous convient les éditions Citadelles & Mazenod. Sous la direction d’une poignée de topographes belges et français de haut vol, L’art de la bande dessinée dresse la carte de ce vaste continent aux contours flous, longtemps snobé par les autres Nations artistiques.

De la difficulté de définir le terme « bande dessinée » (interprétation large englobant les formes les plus extrêmes -sans texte par exemple- ou restrictive pour éviter la confusion des genres?) à la manière dont la BD a de tout temps ensemencé d’autres disciplines (de la peinture -Picasso, Magritte, Keith Haring, Roy Lichtenstein…- au cinéma bien sûr) en passant par les débuts de la bédéphilie dans les années 60 et par les zones enfants non admis (BD érotique, underground…), les experts appelés à la barre ne laissent aucun pan de l’Histoire des bulles -quand il y en a…- de côté. Le propos est docte, sérieux, mais jamais lénifiant ou abscons. Le plaisir est en outre démultiplié par l’abondance des illustrations (plus de 500), souvent des originaux et souvent en pleines pages, permettant par exemple d’admirer le coup de patte de John Byrne croquant Batman. Les habitués des planches retrouveront avec plaisir les clés de leur passion, les autres découvriront un monde dont l’architecture éblouit par sa variété et sa richesse formelle.

Au fond, si la filière a tant ramé à gagner ses galons, c’est parce qu’elle est la seule chapelle artistique dont le centre de gravité se situe d’emblée dans les interstices, quelque part entre les arts visuels et la littérature. Un statut hybride qui empêchait de l’enfermer dans une case -un comble!- mais qui en fait aujourd’hui, à l’heure du grand brassage, une sorte de pionnière de l’aventure esthétique postmoderne. Ce livre pourrait d’ailleurs servir de constitution à une république de la bande dessinée. Pour en acquérir la nationalité, deux conditions à remplir: avoir gardé une âme d’enfant, et faire son choix dans le large éventail de propositions graphiques et narratives. Des Schtroumpfs à Larcenet, il y en a aujourd’hui pour tous les goûts. Comme Rome, cette légitimité ne s’est pas faite en un jour. Bref rappel.

1. Il était une fois… Qui a inventé la BD? Les spécialistes ne sont pas tous d’accord. Pour certains, l’inséminateur serait William Hogarth, artiste du XVIIIe. Pour d’autres, ce serait Rodolphe Töpffer, qui publiait déjà des albums dans les années 1830. Le premier raconte une histoire en une gravure, le second découpe son récit en vignettes et annonce ainsi les strips américains. Tous ceux qui ont contribué à « faire parler » des dessins, par l’ajout de texte ou l’articulation des cases, ont en quelque sorte participé à l’accouchement. 2. America first. A la fin du XIXe, les grands journaux américains se mettent à publier des comic strips, à un rythme dominical et bientôt quotidien. C’est la grande époque de Yellow Kid (Richard Felton Outcault) et de Little Nemo (Winsor McCay). La dimension artistique n’est pas la préoccupation première -elle sera reconnue plus tard- mais cette matrice industrielle jette les bases formelles de la BD moderne. Suivront Flash Gordon, Tarzan, Dick Tracy, Mickey, avant l’apparition des comic books, tremplin pour les super-héros de la Marvel. 3. Belgium’s got talent. La Belgique a écrit quelques pages de l’histoire de l’art, notamment dans les chapitres art nouveau, symbolisme et surréalisme. Mais aussi BD. Dès l’entre-deux-guerres avec Tintin, le magazine et le personnage, Hergé reprend les codes des comics mais en les dépouillant et en les faisant revenir dans la poêle catholique. Après-guerre, ce mouvement d’émancipation prendra de l’ampleur avec les Jijé, Cuvelier, Jacobs, Martin et plus tard Tillieux ou Franquin. 4. French connection. Après la Belgique, c’est au tour de la France de se lancer dans la bagarre. Dans un tout autre registre puisque la BD entre alors en résonance plus frontale avec la société. Les magazines Pilote et Hara-Kiri seront les laboratoires de cette BD adulte embryonnaire. Après Mai 68 et un coup de mou, le flambeau sera repris par une nouvelle vague de revues comme (A suivre), L’écho des savanes, qui verront éclore les Pratt, Tardi, Bretécher ou Schuiten, puis plus tard par les mousquetaires de L’Association qui, sous la houlette de Menu, feront de la BD indépendante un sous-genre à part entière. 5. 9e art. Qui oserait encore contester le statut d’artiste à Peellaert, à Pratt, à Moebius, à Hergé, à Mattotti ou à Chris Ware? Héritiers d’une longue tradition, ils ont placé sur orbite la planète BD. Une planète qui compte de nombreux satellites. On devrait d’ailleurs plutôt parler des bandes dessinées tant les écoles et les styles cohabitent. Entre un Largo Winch et un Jeffrey Brown, il y a autant de ressemblances qu’entre les univers de Jason Bourne et de Kore-Eda. Une diversité qui atteste de la vitalité d’une famille artistique en mutation permanente. Pourvu que la légion d’honneur ne change pas l’état d’esprit baroudeur des troupes…

L’ART DE LA BANDE DESSINÉE (), SOUS LA DIRECTION DE PASCAL ORY, LAURENT MARTIN, JEAN-PIERRE MERCIER, SYLVAIN VENAYRE, ÉDITIONS CITADELLES & MAZENOD, 592 PAGES, 205 EUROS.

TEXTE LAURENT RAPHAËL

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