Gatito

© ILLUSTRATION: GUILLAUME BOUZARD

Chaque semaine, un dessinateur et un écrivain nous proposent une carte blanche sur le thème du coronavirus.

Gatito crève de faim. Il hésite à laper l’eau rouge du bain où vient de se suicider sa maîtresse. Il se dit que ça ne serait pas très sympa. Elle, qui crevait de faim aussi, s’est abstenue de le manger. Elle aurait très bien pu le rôtir au four… Un lapin ou un chat, c’est kif-kif, non? Ça se dépiaute pareil, oui? Donc, top sympa, la nana.

« Moi, Gatito, j’ai beau scruter l’horizon, il n’y a plus d’êtres humains aux alentours. Ils ont disparu un à un, c’est le silence total. Je vois mes congénères à leurs fenêtres poussant des miaulements que plus personne n’entend. Faut vous y faire, les gars, tout le monde est mort, personne ne viendra vous ouvrir la porte. Certains chats sont parvenus à sauter de leur balcon mais se sont écrasés en omelette poilue sur le tarmac. D’autres ont bien rejoint la rue et commencent à s’amasser en bandes. C’est un moment historique. On va vers du neuf. La révolution-chat est en marche. Miaouw. »

Mais Gatito, lui, ne peut pas atteindre son balcon. Il est encore trop obèse. Ou alors, c’est que la chatière a rétréci. Il doit maigrir. À force d’années à lézarder sur les genoux de sa maîtresse, à force d’avoir quémandé fromages et saucisses, le voilà gras, gras, gras et surgras. Non, mais là, c’est décidé. S’il veut rejoindre la révolution-chat, il doit se bouger les peaux. Regarde, il a beau serrer ses abdos, impossible de se faufiler dans cette chatière. Bon, il faut agir. Fondre, fondre, fondre. Sauter, sauter, sauter. Courir, courir, courir. Cet appartement va devenir un terrain d’entraînement digne d’un stade olympique. Et Gatito s’y met avec toute la hargne d’un chat middle age qui ne lâche rien. Grimper aux rideaux, sauter sur la canapé, courir dans le tambour de la machine à laver… Sa panse ballottant de gauche à droite comme des pis de vache gonflés de lait. Mais zut, maintenant, c’est que le voilà assoiffé. Il n’y a plus une goutte d’eau nulle part… Pas de robinet qui fuit. Zut. La baignoire? Non! Il n’en est pas question! Il ne peut pas boire le sang de sa maîtresse, ce n’est pas digne d’un gentleman. Bon, l’ignorer, cette soif, ne pas y penser, ne pas. Pffff. Mais c’est ardu! Pffff. C’est obsédant. Damned, il ne résiste pas. Il peut se passer de manger, mais sans boire, il va crever. Bon, quand faut y aller, faut y aller. Il pénètre dans la salle de bains. L’odeur est déjà pestilentielle. Il s’approche de la baignoire. On dirait un grand verre de grenadine avec une nana morte dedans. Brrrr, ses yeux sont restés ouverts! Ses longs cheveux noirs flottent comme de vilaines algues. Ouch!, et ce parfum de tartare de boeuf périmé! Mais peu importe, Gatito lape en évitant de croiser le regard de sa maîtresse. Et lape et lape. Et sang et sang. Ça va mieux, ça va mieux.

Gatito

« Voilà, je vais continuer à courir et je finirai bien par me faufiler dans cette foutue chatière », se dit Gatito. Ce qu’il fait. Et il sent bien que sa graisse superflue est en train de brûler. Parfois, il prend une pause et, par la fenêtre, regarde la révolution prenant de l’ampleur. Des milliers de pattes de matous foulent le macadam. Ça s’organise. On voit des tas de gueules ramenant des cadavres d’oiseaux au pied d’un podium. Un mec chat rugit dans un micro annonçant la fin de l’anthropocène et le début du règne chat… Ces visions donnent de l’espoir à Gatito, il reprend sa discipline d’athlète olympique. Trente tours de l’appart, soixante, cent, mille… Gatito s’effondre, puis part se ressourcer à l’eau écarlate du bain. Les grands yeux de sa maîtresse virent chaque jour de couleur et le terrifient de plus en plus.

Au bout de trois semaines, Gatito peut enfin se glisser dans la chatière. Il est fier de lui. Il est heureux. Il est libre. Il hume l’air du dehors, sent ce parfum juteux de printemps, il pense aux formidables projets qui l’attendent… Il jette un dernier regard à sa maîtresse (devenue verte, entre-temps) puis s’élance dans le vide. Anonyme, il part s’engouffrer dans la révolution-chat.

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