AVEC THE IMMIGRANT, JAMES GRAY SIGNE UN MÉLODRAME CLASSIQUE, SUR LES PAS D’UNE JEUNE ÉMIGRANTE AFFRONTANT UN DESTIN CONTRAIRE DANS LE MANHATTAN DES ANNÉES 20. ANACHRONIQUE, PEUT-ÊTRE, MAIS AUSSI SINCÈRE QUE BOULEVERSANT. UN CHEF-D’OEUVRE.

Cinq films en une vingtaine d’années: James Gray est de ces cinéastes qui aiment se faire désirer, à moins qu’il ne s’agisse de laisser le temps au temps. Celui, par exemple, de tisser, avec The Immigrant, la toile d’un mélodrame tel qu’on ne les ose plus guère. Le réalisateur new-yorkais s’y aventure à Ellis Island et dans le New York des années 20, sur les pas d’une jeune immigrante débarquée des rêves plein le coeur pour y découvrir une réalité blême. L’histoire qui s’ensuit épouse les contours d’un triangle déchirant, tout en renouant avec la pureté du cinéma des origines. Anachronique? Sans doute. Mais c’est là, aussi, le film le plus beau qu’il nous fut donné de découvrir sur les écrans cannois en mai dernier. Et l’objet, bientôt, d’une discussion passionnée avec un cinéaste rare qui devait, comme de coutume hélas, s’en repartir bredouille de la Croisette.

Dans quelle mesure The Immigrant a-t-il trait à l’histoire de votre famille?

C’est un film très personnel. Mes grands-parents sont tous arrivés aux Etats-Unis via Ellis Island en 1923, et la façon dont ce film s’est construit trouve ses racines dans ma famille. Deux éléments sont intervenus: mon grand-père tenait un restaurant dans le Lower East Side, au sujet duquel ma grand-tante, décédée l’an dernier à l’âge de 103 ans, m’a raconté un tas d’anecdotes. On y rencontrait notamment un individu nommé Max Hockstim, une sorte de proxénète local, énigmatique, mystérieux et dangereux, un homme de peu de mots mais présentant bien. Cette histoire a commencé à me travailler. C’est là que je me suis souvenu d’une visite que j’avais faite avec mon grand-père à Ellis Island en 1978, avant que l’île ne soit restaurée. C’était absolument étonnant: on avait l’impression que des fantômes y avaient établi leurs quartiers, on y trouvait des formulaires d’immigration à demi-remplis, des tasses de café à moitié vides. En un sens, c’était mieux qu’aujourd’hui, même si la rénovation était indispensable, sans quoi tout allait s’effondrer. Alors que nous faisions la visite, mon grand-père s’est mis à parler en russe à une femme en pleurs, qui lui a raconté comment sa soeur et elle avaient été séparées à leur arrivée, sa soeur étant placée en quarantaine, tandis qu’elle continuait pour New York. J’ai pris cette histoire, et celle de Max Hockstim, plus d’autres encore que m’avaient racontées mes grands-parents, et cela a donné le film.

Pourquoi avoir changé le titre du film de Low Life en The Immigrant?

Le film s’est toujours appelé Low Life, mais un ouvrage remarquable de Luc Sante porte le même titre, et il a refusé que je l’utilise. J’ai eu beau lui expliquer que l’on ne pouvait mettre un copyright sur un titre, et que par surcroît, il l’avait pompé sur une chanson de Public Image Limited, il n’a rien voulu entendre. J’ai ensuite pensé à The Nightingale, mais personne d’autre n’aimait. Et puis, en jetant un coup d’oeil sur les titres d’opéra, chez moi, je me suis rendu compte qu’ils allaient toujours à l’essentiel: Tosca, La Traviata, Rigoletto. J’ai donc opté pour The Immigrant, qui est très simple et en dit plus sur ce qu’est le film, tout en vous obligeant à le regarder pour voir ce qu’il y a derrière.

The Immigrant est votre premier film d’époque. Le réaliser s’est-il avéré plus facile que vous ne l’imaginiez?

Certainement pas plus facile, non. Mais c’est vrai, même si j’avais tourné auparavant We Own the Night, situé à la fin des années 80, et qui s’était révélé bien plus difficile à faire qu’escompté. J’avais fait beaucoup d’erreurs sur ce film, en présumant que ce serait facile, les années 80 étant encore fort proches. Mais même des éléments comme les signaux « Walk » ou « Don’t Walk » avaient changé. Et des critiques ont relevé, à raison, de petites choses que je n’avais pas remarquées. Du coup, en me lançant dans The Immigrant, je me suis juré qu’on ne m’y reprendrait pas. Et je suis devenu maniaque sur les détails historiques, ce qui est vite épuisant, alors qu’on ne dispose que d’un budget modeste. Donner au film l’ampleur souhaitée s’est révélé difficile, mais formidable: il en a découlé une immersion totale dans le sujet. L’univers est tellement prégnant que c’est un peu comme si l’on avait embarqué dans une machine à remonter le temps, on vit le film de manière plus intense.

Beaucoup de films d’époque adoptent un regard nostalgique, déformant les choses pour les romancer. Vous préférez le réalisme, et montrer la dureté des conditions de vie…

Des recherches que j’ai faites, il ressort que l’époque était plus dure encore. Il faut par exemple s’imaginer que nous avons dû agrandir un peu leur habitation, reconstruite fidèlement sur un plateau, parce que si nous avions gardé les dimensions d’origine, elle aurait été trop exiguë pour y placer la caméra et les techniciens. Quand on parle des années 20, on parle de familles de six, sept, dix personnes vivant dans un deux pièces minuscule; du typhus, qui sévissait alors; de la vermine, omniprésente; d’endroits, dont aucun n’avait de salle de bains -je ne vois pas en quoi cela pourrait paraître mieux qu’aujourd’hui. Je suis un optimiste, en un sens, et j’observe le progrès humain: il y a des déclivités sur la route, mais nos conditions d’existence sont bien meilleures qu’en 1300. Voilà pourquoi romancer le passé me semble être une erreur, et nous entraîne dans une mauvaise direction: c’est là le lit des politiques réactionnaires.

Considérez-vous néanmoins que, d’un point de vue politique, il soit nécessaire de se souvenir de cette époque, à l’aune par exemple des lois d’immigration de l’Arizona, et cela même si The Immigrant n’est pas un film politique?

Chaque film est un film politique. Tous les groupes d’immigrants, lorsqu’ils sont arrivés aux Etats-Unis, ont commencé par être rejetés. C’est vrai des Irlandais, dont on disait qu’ils étaient bêtes, stupides et fainéants, avant de les accepter. Idem, ensuite, pour les Italiens. Et puis les Juifs. Pourquoi, dès lors, y aurait-il lieu, par exemple, de tenir ce genre de discours à l’encontre des Hispaniques en Arizona? Si l’on porte un regard rétrospectif sur l’Histoire, on réalise que toutes les communautés immigrées ont été l’objet de dénigrement, sans exception. On aimerait croire que les gens finissent par apprendre, pour constater qu’il n’y a pas lieu d’agir de la sorte, et que ce n’est rien d’autre que du racisme.

Quelles ont été vos inspirations pour ce film qui tient du pur mélodrame classique, évoquant, par endroits, l’oeuvre d’un Frank Borzage?

J’adore Frank Borzage, même si, curieusement, je n’y ai guère pensé, j’ai surtout emprunté à La Strada. Mais j’adore Borzage. Un des éléments qui contribuent à la beauté de ses films, c’est qu’ils ont le courage de leur sincérité. Ils n’essayent pas de vous prouver à quel point ils sont « cool »: ils sont à ce point honnêtes qu’ils n’ont plus à vous le démontrer, ils le sont, tout simplement. Et ils ont confiance dans le fait que les situations fâcheuses dans lesquelles se débattent les personnages, racontées avec sincérité, amour et attention, sont suffisantes d’un point de vue dramatique. C’est l’idée, et c’est ce que j’ai passé ma vie entière à tenter de faire. Il y a une méprise courante, dont j’espère que mon film ne sera d’ailleurs pas victime, qui consiste à confondre le mélodrame et ce qui est mélodramatique, alors que ce n’est pas la même chose. Finement exécuté, le mélodrame est pour moi ce qu’il y a de plus beau, parce qu’il a foi en ses émotions, et comprend l’importance de la sincérité émotionelle. Alors que mélodramatique signifie « over the top », et ressemble à un mélodrame, cette croyance en moins. (…)

C’est là votre quatrième film avec Joaquin Phoenix. Comment aviez-vous vécu le fait qu’il annonce vouloir mettre un terme à sa carrière?

J’étais furieux, d’autant plus que cela s’est passé en marge de la sortie de Two Lovers. Le film bénéficiait d’un fort bon accueil aux Etats-Unis, et voilà qu’il se met à faire son truc. J’étais donc en colère, mais la vérité, c’est que quand vous trouvez un acteur avec qui vous aimez travailler, qui semble partager votre regard sur le monde, vos sentiments et une bonne partie de vos goûts, ce qui n’a rien d’évident, il faut vous accrocher et non laisser tomber. Combien de personnes allez-vous rencontrer avec qui vous ayez tout cela en commun, et dotées d’un tel talent? Pas beaucoup, croyez-moi. Quand c’est le cas, il faut vous y tenir.

Comment vous situez-vous par rapport à l’industrie du cinéma?

J’essaye de ne pas trop penser à moi, et jamais à ma position dans l’industrie. Je crois que c’est quelque chose de très dangereux. J’essaye de faire les films les meilleurs possibles, et de voir ce qu’il en advient.

Avez-vous parfois l’impression de nager à contre-courant?

Bien sûr, chaque jour. Mais ce n’est pas différent pour les autres cinéastes. Voyez Lincoln, un film de Steven Spielberg, le président du jury, et le réalisateur ayant connu le plus de succès de l’Histoire. Vous avez vu le film, et son générique d’ouverture? Steven Spielberg a dû réunir cinq sociétés pour pouvoir monter son projet. Tout le monde nage à contre-courant, c’est dur. Les gens doivent vous donner des millions de dollars pour vos idées, et ce n’est jamais une position confortable.

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content