PORTRAIT D’UN ANCIEN COMBATTANT TAMOUL DÉBARQUÉ EN FRANCE AFIN DE S’Y RECONSTRUIRE, DHEEPAN S’INSCRIT DANS LA CONTINUITÉ DE L’OEUVRE DE JACQUES AUDIARD. UN FILM INÉGAL, PALME D’OR SURPRISE À CANNES, DÉCRYPTÉ PAR SON RÉALISATEUR EN DIX INSTANTANÉS.

Tout vient à point à qui sait attendre, et la quatrième fois aura donc été la bonne pour Jacques Audiard, Palme d’Or à Cannes au moment où on l’attendait peut-être le moins. Autant Un prophète avait fait l’unanimité sur la Croisette il y a quelques années déjà, autant Dheepan y aura soufflé le chaud et le froid. Si bien qu’il ne se trouvait plus grand-monde pour parier sur le réalisateur français à quelques heures du verdict, lui-même ne semblant guère y croire alors qu’on l’invitait à se livrer, détendu, au décryptage de son film. Instantanés.

Les origines du projet. « Le film résulte de la rencontre entre une envie formelle et un sujet. Il y avait le désir de faire un film de genre, et nos premières conversations, Noé Debré, le scénariste, et moi, ont tourné autour des Chiens de paille de Sam Peckinpah. A quoi s’est greffé le sujet des Tamouls, et de l’immigration. Ces deux pôles nous semblaient se rencontrer, même si le projet a évolué en cours d’écriture, étant réorienté par l’apparition de la fausse famille, qui a fait reconsidérer toute la violence dans le film. »

Une fausse famille. « Des fausses familles comme celle-là, je ne sais pas s’il en existe. Mais un ami tamoul m’a parlé de son oncle, passé en France avec le passeport d’un mort. Ils avaient récupéré ses papiers, avant de tabler sur le fait qu’un Tamoul en photo sur un passeport puisse passer pour un autre. Et cela avait marché. »

Apprendre et désapprendre la violence: la dynamique de Un prophète inversée. « C’est tout à fait vrai. Il y a d’ailleurs eu un autre titre, qui était: « L’homme qui n’aimait plus la guerre. » Le rapport entre Dheepan et Un prophète est tellement étroit qu’à un moment, j’ai pensé ne pas faire ce film. Mais l’arrivée de l’histoire d’amour, de la fausse famille qui en devient une vraie, du conflit qui se mue en amour, a recentré les choses, et a rendu le film possible. »

Le choix des comédiens. « Nous avons écumé la communauté tamoule en France, où nous avons trouvé Anthony et la petite fille. Anthony n’est pas acteur, mais écrivain. Par contre, on n’a jamais réussi à y dénicher une comédienne pour le rôle de sa femme. Philippe Elkoubi, le directeur de casting, est allé la chercher à Chennai, où elle fait du théâtre. »

Le feu à la poudraie. « Nous avons visité beaucoup de cités, mais la seule qui réunissait les conditions de proximité de Paris et de « calme » était celle de « La Poudraie », à Poissy. Par calme, j’entends que s’il y a beaucoup de vie, vous allez gêner les gens, les empêcher de travailler ou de dormir. « La Poudraie » est une cité en voie de rénovation, normalement condamnée, où presque plus personne n’habite. On s’est installés dans cet endroit vide que l’on a quasiment traité comme un décor de cinéma. Là encore, il y a un rapport avec Un prophète, où on avait investi une usine qu’on avait transformée en prison, en un processus assez semblable. »

Une société de non-droit. « C’est vrai. Je suis toujours embarrassé par cela, parce que quand le cinéma français montre une barre d’immeubles, cela devient un problème social. Et quand on montre des sans-abris, on parle de film social. Je ne refuse pas les socles sur lesquels j’appuie le film, mais je ne leur donne pas plus d’importance que cela. La cité est inventée, je filme comment on est venu dedans. Ce qui m’importe, c’est le point de vue. Je ne suis pas un guerrier, je n’ai pas fait la guerre, ni participé à une guérilla. Mais Dheepan, quand il sort les poubelles, la première chose qu’il voit, ce sont les gens sur les toits. Voilà quelqu’un qui s’est battu au Sri Lanka pour un territoire, une culture, une langue, une idéologie et qui, en France, va se battre pour protéger sa nouvelle famille. Il règle son problème familial comme un guerrier. »

La France dans le regard de l’autre. « L’ironie est là: à quoi ressemble-t-on, possiblement, vu par quelqu’un d’autre? Et cela, même si la France est limitée au petit espace que constitue la cité. »

Un emballage final renvoyant au cinéma de genre. « C’est une mémoire du film préhistorique, et du scénario original qui était vraiment une histoire de « vigilantes ». Après, c’est la scène d’action d’un homme lent: Dheepan avance à vitesse constante, et cela m’a intéressé. Il n’y a pas de rupture de style à mes yeux, dans la mesure où le film l’appelle, et que l’on sent depuis longtemps que quelque chose va se produire. »

Le succès en ligne de mire. « Je ne me dis pas, avant de tourner un film, qu’il doit marcher. Mais c’est parce que De rouille et d’os a eu un peu de succès que je peux réaliser Dheepan. Si on m’avait dit qu’Un prophète rencontrerait un tel succès à l’étranger, je ne l’aurais pas cru. C’était peut-être un peu moins vrai avec De rouille et d’os, du fait de ce véhicule un peu particulier que constitue une star comme Marion Cotillard. Là, je ne sais pas comment ce film sera reçu à l’étranger… »

Le cinéma, langage universel. « J’y crois, définitivement. On peut y voir des lieux communs, de grosses lapalissades, mais comment se fait-il que moi, je puisse voir et revoir des films japonais? Au nom de quoi (et pas seulement parce qu’ils me parviendront sous-titrés)? Qu’est-ce qui fait que je vais être absolument saisi? Je pense que l’on peut encore croire au cinéma de ce point de vue-là… »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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