SEIZE ANS APRÈS SON DERNIER ALBUM SOLO, NENEH CHERRY REVIENT AVEC UN DISQUE DE REPRISES CULOTTÉ. OU COMMENT L’ÉGÉRIE POP EIGHTIES RENOUE AVEC SES RACINES PUNK ET JAZZ.

Elle n’a pas changé d’un iota. Même crinière bouclée, même profil « Nefertitien », mêmes lèvres charnues. La voix peut-être un peu plus éraillée, mais le rire toujours aussi franc. C’est bien simple: quand on rencontre Neneh Cherry dans un hôtel d’Amsterdam en juillet dernier, on la croit presque sortie tout droit du clip de Buffalo Stance, son premier carton mondial, daté de 1988. A l’époque, Madonna enfilait les hits, Michael Jackson venait de sortir son dernier album important, Prince son chef-d’£uvre. Le hip hop vivait son premier âge d’or, mais restait encore une « niche ». Au milieu de tout ça, Neneh Cherry glissait le genre de petite bombe crossover hautement contagieuse, entre dance et hip hop, couplets rappés et refrain chanté, toujours aussi rafraîchissante 25 ans plus tard. Girl power dans le thème, vindicatif sans être agressif, le titre filait aussi un bon coup de pied aux clichés des filles dans la pop. Sur le plateau de Top of the Pops, Neneh Cherry viendra chanter son tube enceinte de sept mois… Plus généralement, elle réussira à traverser la fin des eighties en bomber et cycliste, tout en dégageant une charge sexuelle indéniable. Le genre de contrepied que Cherry n’a cessé de manier, entre carcans pop et visées plus alternatives.

Elle sortira trois albums sur ce même schéma, enfilant de nouveaux hits ( Manchild, 7 Seconds avec Youssou ‘n Dour). Traînant avec la Wild Bunch de Bristol, elle a également mis son grain dans le Blue Lines de Massive Attack, classique inaugural de 1991, et ouvert sa porte à Geoff Barrow pour qu’il puisse pondre les démos de Dummy, le premier Portishead. Depuis Man (1996), elle s’est faite cependant plus discrète, £uvrant dans l’ombre (des collaborations chez Gorillaz, Tricky, Peter Gabriel…), ou se réfugiant dans le projet familial CirKus (avec son mari Cameron McVey et leur fille Lolita Moon). Elle rigole: « Quand vous avez du succès, cela crée pas mal d’attentes, qui peuvent parfois affecter le processus créatif. A un moment, je me suis sentie complètement déconnectée de mon travail. J’avais l’impression de ne pas être au bon endroit. La suite est toujours la même: vous ne sortez pas de disque, les médias passent à autre chose, vous disparaissez. Mais ce n’est pas comme si je n’avais plus fait de musique pendant 16 ans, comme si j’avais été congelée. C’est juste que vous ne m’avez plus vue (rires) . « 

Enfant de la balle

Aujourd’hui, un nouvel album solo est dans l’air, prêt à être finalisé. Mais avant cela, Neneh Cherry a sorti cet été un disque de reprises. Un pas de côté qui ressemble à une vraie renaissance. The Cherry Thing est constitué de sept covers et un original ( Cashback). Au programme: des relectures de Suicide, des Stooges, du rappeur MF Doom… repassés de près ou de loin à la moulinette free jazz du trio suédois The Thing. Le résultat est audacieux, bourdonnant et pétaradant, jazz dans la couleur, punk dans l’esprit. Sur le papier, la formule ne pouvait être plus éloignée de l’image pop de la chanteuse. Dans les faits, le geste relève pourtant de l’évidence pour celle qui a eu pour beau-père Don Cherry, le célèbre trompettiste jazz, fidèle d’Ornette Coleman (également repris sur le disque). « L’enregistrement s’est passé de la manière la plus naturelle qui soit, en deux sessions à peine, en ne gardant quasi que les premières prises. On a très vite formé un vrai quatuor. D’un point de vue créatif, l’époque est très intéressante. Il y a plus d’espace pour faire des choses différentes. En tout cas si vous ne tenez pas spécialement à être dans le mainstream. Et je peux vous assurer qu’il n’y a pas la moindre partie de moi qui tient à être signée à tout prix sur une major. »

Punk un jour, punk toujours. On l’oublie souvent, mais la carrière de Neneh Cherry a d’abord commencé au sein de la scène punk anglaise du début des années 80. En ce sens, le projet The Cherry Thing est également un retour aux sources. « A 16 ans, mon beau-père m’a emmenée avec lui en tournée avec les Slits. J’étais une sorte de membre officieuse, je faisais des ch£urs. » A ce moment-là, la famille Cherry a quitté la Suède pour atterrir à New York. « En Suède, en tant que métisse, venant d’une famille plutôt avant-garde, vivant dans une petite communauté, je n’avais pas toujours l’impression d’être à la bonne place. A un moment, j’en ai voulu à mes parents: je voulais devenir une « vraie » Suédoise, rouler en Volvo, habiter dans une maison résidentielle, arrêter de porter ces fringues que ma mère confectionnait elle-même. Ce fut mon seul moment de « rébellion ». C’était plus facile à New York, avec en plus la fascination de pouvoir absorber toute la culture black. Mais je n’étais toujours pas américaine pour autant. Donc à 16 ans, je suis retournée seule à Londres, et pour la première fois, je me suis sentie enfin chez moi. En Angleterre, les différences sont davantage une question de classes sociales que vraiment de races. Du coup, les musiques se croisent facilement: la musique reggae et le punk, le jazz aussi. Les Slits, par exemple, écoutaient beaucoup Sun Ra ou la musique de mon père. J’étais fascinée par ces mélanges, cette ouverture d’esprit. Je suppose aussi que j’ai croisé pas mal de gens bizarres à Londres. Du coup, cela me faisait sentir moi-même un peu moins étrange (rires) . »

Punk never dies

Neneh Cherry finit par rejoindre le groupe Rip Rig + Panic. Une formation post-punk éphémère qui, tiens tiens, tire son nom d’un disque du jazzman hard bop Roland Kirk. « Quand j’ai intégré Rip Rig, ce fut comme si une partie de moi naissait enfin. Je me souviens très bien du premier enregistrement. C’était pour le morceau Go! Go! Go! This Is It . Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer, de ce que je devais faire. Je suis rentrée en studio, j’ai chanté: c’était comme si je sortais enfin de ma boîte. J’ai eu un peu le même sentiment quand on a terminé le premier morceau avec The Thing. Je ne savais pas ce qui allait en sortir, vers quoi on partait. Au final, c’était terrible, une vraie révélation. »

Il y a en effet dans The Cherry Thing une énergie, une recherche du chaos bruitiste, qui tiennent autant de l’élan free jazz que du punk. Le saxo vrombissant de Mats Gustafsson combiné aux libertés de la section rythmique basse-batterie composée de Ingebrigt Haker-Flaten et Paal Nilssen-Love forment un terrain de jeu particulièrement jubilatoire. Mais à écouter certains morceaux, on ne peut s’empêcher de penser que le disque a servi au moins autant de récréation que de séance d’exorcisme. Un exutoire qui aurait aidé à purger certaines douleurs. Neneh Cherry sourit et explique: « J’ai perdu ma mère il y a 3 ans. Cela a été un choc énorme. Pendant un an, j’ai été comme paralysée, complètement traumatisée. Au bout d’un moment, vous commencez à refaire surface, en réalisant à quel point la vie est précieuse, à quel point l’horloge tourne vite. J’ai commencé à sentir que je devais faire quelque chose de ça et me lancer dans un processus créatif. Essayer de me rouvrir à nouveau. Il y avait urgence à inverser la spirale. Je sais que la douleur de la perte ne disparaîtra pas. Il y aura toujours ce trou horrible, cette plaie béante. Mais le temps guérit. Un peu. Chacun a ses propres armes, ses manières de faire pour sortir les choses de soi. Pour moi, cela se passe en écrivant, en composant, en chantant… »

The Cherry Thing n’est donc pas qu’un simple exercice de style. A bien des égards, il est le disque le plus singulier de Neneh Cherry. Mais aussi celui qui lui ressemble le plus. L’album qui rassemble le plus grand nombre d’éléments de sa « tapisserie personnelle », un patchwork dont l’éclectisme n’est pas très éloigné de la schizophrénie. « C’est vrai. Certaines personnes peuvent avoir un truc particulier et le creuser. Ils ont un style et passent leur temps à l’affiner. Et c’est très bien comme ça. A l’inverse, d’autres aimeront s’essayer à différentes choses. A chacun sa route. Au final, le plus important est d’être à l’écoute de vos désirs, de ce que vous voulez vraiment faire, de ce qui vous correspond le mieux. Et croyez-moi, cela n’est pas toujours simple. Le projet avec The Thing, par exemple, n’a pas été évident à mettre en place. Chacun avait son agenda, il a fallu trouver un moment qui convienne à tout le monde. Donc on a fini par dégoter cette après-midi à Londres, parce que c’était important pour chacun que cela se passe. Mais parfois, il s’agit de choses plus banales, des simples choses de la vie: vous êtes en tournée, une voiture vous attend pour vous conduire à la salle, et vous sentez que ce serait mieux d’y aller à pied. Finalement, vous sortez de l’auto, et pendant votre balade, vous tombez sur tel truc intéressant, vous faites telle rencontre… C’est le privilège de l’âge: vous entendez mieux ce que votre petite voix intérieure vous souffle (rires) . C’est normal, j’imagine. J’ai autant appris de ce qui n’a pas marché que des projets qui ont fonctionné. Au final, peut-être que je finis même par mûrir un peu (rires) . En même temps, dans ma tête, j’ai encore souvent l’impression d’avoir 20 ans. C’est très bizarre… Donc voilà, aujourd’hui, j’en ai réellement 48, je suis grand-mère, mais je suis toujours aussi excitée à l’idée de creuser de nouvelles choses. » l

u NENEH CHERRY, THE CHERRY THING, SMALLTOWN

SUPERSOUND/KONKURRENT.

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