ADAPTANT LE BEST-SELLER DE DAVID EBERSHOFF, TOM HOOPER, LE RÉALISATEUR DU DISCOURS D’UN ROI RETRACE L’HISTOIRE DU PEINTRE DANOIS EINAR WEGENER, LE « PREMIER » TRANSSEXUEL DE L’HISTOIRE. UN RÔLE À TRANSFORMATION POUR EDDIE REDMAYNE.

Tom Hooper a, selon toute apparence, le don de transformer ce qu’il touche en l’or dont on fait les Oscars et autres distinctions. Venant après The King’s Speech et ses quatre statuettes (dont celles de meilleur film et de meilleur réalisateur), puis Les Misérables et ses trois awards, The Danish Girl semble bien parti pour suivre un même chemin, pavé de nominations en cascade aux Golden Globes et aux Bafta britanniques. L’histoire au coeur de cette production de prestige est peu banale, il est vrai, à savoir celle d’Einar Wegener, peintre paysagiste danois qui, au milieu des années 20, devait avoir la révélation de son identité sexuelle féminine, avant d’entamer le processus qui le conduirait à se métamorphoser en Lili Elbe, devenant le premier transsexuel à avoir connu une chirurgie de réassignation de genre -on était alors en 1930.

Surmonter des blocages

A l’origine du film, on trouve le best-seller qu’avait inspiré à David Ebershoff ce destin hors du commun, mais aussi l’opiniâtreté d’une productrice, Gail Mutrux, qui devait prendre une option sur le roman dès l’an 2000. Huit ans se passeront avant que Hooper ne découvre le scénario, et sept autres avant que le tournage ne débute. « A l’époque où je suis tombé amoureux du projet, ce film était considéré comme délicat à financer, et vraisemblablement difficile à faire, commence le réalisateur londonien. Alors que maintenant, on me dit qu’il vient à point nommé. C’est une évolution intéressante, liée au changement qui est intervenu entre-temps dans l’acceptation des transsexuels, un phénomène qui a découlé notamment de séries télévisées comme Transparent ou Orange Is the New Black, mais aussi du coming out de Kate Jenner, par exemple. On a passé un point charnière… » Au point de voir un studio américain (Universal, pour ne point le nommer) prêt à s’engager dans l’aventure de The Danish Girl.

Si le parcours d’Einar Wegener/Lili Elbe est sans équivalent, Tom Hooper opère néanmoins un rapprochement avec celui du roi George VI, qu’il avait mis en scène avec brio dans The King’s Speech. Et cela, pas seulement parce que les deux films se déroulent à des époques voisines. « Ils présentent aussi des similitudes thématiques, poursuit-il. Ils parlent l’un et l’autre des blocages s’érigeant entre ce que nous sommes et ce que nous aspirons à être. C’est un thème universel: nous pouvons tous éprouver des blocages liés à la timidité, l’insécurité, la dépression, l’anxiété, des addictions qui nous empêchent de nous épanouir pleinement. Le bégaiement est l’un d’eux, ne pas s’identifier au genre sexuel assigné à la naissance en est un autre, d’un ordre différent. Dans The King’s Speech, il arrive à surmonter ce blocage grâce à l’amour et l’amitié de Lionel Logue; et dans The Danish Girl, l’amour inconditionnel que porte Gerda à Einar crée un espace où sa transformation est possible. » Pour autant, la métamorphose de ce dernier en Lili n’aura rien d’un long fleuve tranquille. Et si le film tend à en arrondir quelque peu la violence par son côté décoratif, il y a là, néanmoins, l’expression d’une tension intérieure constante et potentiellement dévastatrice. « Dans ses mémoires, Lili Elbe indique que le moment où elle a enfilé des bas pour les besoins d’une toile de sa femme a constitué l’incident révélateur. Mais son identité sexuelle était là, dormante, depuis l’enfance, tout en ayant été réprimée par la colère de son père. A l’époque, rien n’indiquait qu’un tel itinéraire soit possible… »

Masculin-féminin

Epoque, le terme est lâché. La filmographie de Tom Hooper a ainsi des allures de livre d’Histoire, qu’il explore la première moitié du XXe siècle dans The King’s Speech ou The Danish Girl, s’attarde sur la France du XIXe siècle dans Les Misérables ou encore sur l’Angleterre des années 70 dans The Damned United, s’invitant dans les coulisses du grand Leeds United sur les pas du romancier David Peace; et l’on ne mentionnera que pour la forme les miniséries télévisées Elizabeth I et John Adams. « J’adore Straight Outta Compton, le film sur les NWA, et on peut déjà parler de film d’époque, sourit-il. J’aimais NWA quand j’étais ado, et cette période appartient définitivement au passé, donc… Plus sérieusement, deux éléments entrent en ligne de compte. Tout d’abord, je cherche les meilleurs scénarios possible et bien souvent, ils tournent autour d’individus ayant réellement existé. J’aime que l’écriture des personnages soit extrêmement précise, or, dans les scénarios de fiction, on s’en tient généralement à une approche fort générique. C’est différent avec de vraies personnes: pensez à Lord Longford ou à Brian Clough, dans les films que j’ai tournés d’après des scénarios de Peter Morgan. Ils sont tellement extravagants qu’on ne pourrait pratiquement pas les inventer. » Plus intime, la seconde raison n’en apparaît pas moins pertinente: « Ma mère était historienne, et j’ai grandi dans une famille où l’Histoire, la vérité des faits avaient de l’importance. Ma mère devenait dingue si on envisageait le passé avec désinvolture, ou si on s’en tenait à des généralités. » Ajoutez à la discipline familiale une propension toute personnelle à braquer les projecteurs sur des « personnages injustement marginalisés par l’Histoire », en raison notamment des préjugés ayant eu cours de leur vivant, et vous obtenez des portraits vibrants de John Adams, George VI ou Lili Elbe…

Rigoureux dans son approche de l’Histoire, Tom Hooper s’est par contre autorisé l’une ou l’autre entorse à la vérité géographique dans The Danish Girl. Rattrapée par le temps, Vejle, la bourgade danoise d’où était originaire Einar Wegener, a ainsi cédé la place à des fjords norvégiens -la beauté a un prix, cependant, et de l’aveu même du réalisateur, ce fut là la journée la plus éprouvante du tournage. Quant à Paris, où se déroule le second acte du film, les spectateurs belges lui trouveront un air d’autant plus familier que… Bruxelles lui a généreusement prêté ses formes et son architecture, des extérieurs tournés au parc Royal et autres galeries Saint-Hubert, aux intérieurs, filmés dans divers joyaux Art nouveau -un choix qui ne doit rien au hasard. « J’en suis redevable à Lana Wachowski (réalisatrice transgenre, auteure, avec son frère Andy de la trilogie Matrix notamment, NDLR), que j’ai rencontrée alors qu’Eddie Redmayne tournait Jupiter Ascending. C’est elle qui a eu cette excellente idée de recourir à l’Art nouveau comme toile de fond à l’apparition de Lili. Au Danemark, on est dans un univers où règne l’architecture masculine, faite de lignes droites, rigides. Tandis que l’Art nouveau correspond à l’explosion de la féminité, avec ses courbes et ses couleurs. Ce mouvement a constitué une révolution essentielle dans les arts visuels au XXe siècle. Lana m’a suggéré d’utiliser cette mue du masculin au féminin pour accompagner l’éclosion de Lili. L’idée acquise, il est rapidement apparu que les meilleurs témoignages d’Art nouveau ne se trouvaient pas à Paris, mais bien à Bruxelles, où nous avons tourné dans les intérieurs étonnants de Victor Horta et d’autres. » Trouble garanti…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Londres

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