Laurent Raphaël

L’édito: Concurrence déloyale

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est l’une des expériences de sciences sociales les plus connues (et les plus sadiques). Elle date du début des années 70. Un enfant de maternelle est installé à une table dans une pièce vide. Devant lui, un marshmallow moelleux et appétissant lui fait de l’oeil. Un adulte lui explique qu’il a le choix: soit il le dévore tout de suite, soit il attend son retour et il aura droit à une deuxième friandise.

À l’époque, seul un tiers des 550 enfants ayant participé au test ont réussi à patienter. L’objectif du chercheur de Stanford, Walter Mischel, n’était pas de mesurer la dépendance au sucre de la jeunesse américaine mais de vérifier une éventuelle corrélation entre self-control et réussite sociale. Ce que semblait démontrer le parcours de ces bambins trois décennies plus tard. Ceux qui avaient résisté à la tentation ont poursuivi des études plus longues et échappé aux problèmes de drogue comme de surpoids. Ils avaient aussi plus confiance en eux.

Depuis, ces conclusions ont été remises en question. Ou en tout cas nuancées. L’expérience ne tenait pas compte du contexte familial des enfants, comme si leur caractère seul était déterminant. Or, il est apparu en prenant un échantillon moins homogène que l’environnement social et économique joue un rôle essentiel: plus celui-ci est éduqué, plus le garçon ou la fille sera en mesure de privilégier le bénéfice à long terme. On peut donc apprendre à se contrôler.

L’expérience de Mischel peut néanmoins être vue comme une allégorie du conflit que chacun doit gérer en permanence entre la tentation de la jouissance immédiate et la faculté à inhiber ses pulsions dans la perspective d’un bénéfice plus grand. Est-ce que je m’offre ce nouvel iPhone dont je n’ai pas besoin ou est-ce que j’investis cet argent dans des actions Pfizer? Est-ce que je cède à l’appel du paquet de frites-mayo qui va me caler l’estomac et les artères ou est-ce que je me contente une fois encore du trio quinoa-panais-carottes bio qui pourrait me faire gagner quelques mois d’espérance de vie? Est-ce que l’été prochain je m’envole -grâce à mon passeport vaccinal- à l’autre bout de la Terre pour tremper mes doigts de pied dans une eau turquoise ou est-ce que je me contente du littoral français surpeuplé pour limiter mon empreinte carbone et contribuer, même modestement, à préserver la planète?

Le plaisir immu0026#xE9;diat prime sur l’intu0026#xE9;ru0026#xEA;t collectif.

Dans un essai qui tombe à pic, Apocalypse cognitive (PUF), le sociologue Gérald Bronner avance l’idée que la société numérique a trafiqué la balance. En mettant entre nos mains un outil redoutable accaparant toute notre attention disponible -les réseaux sociaux-, nous serions désormais dans l’incapacité psychique de résister à la gratification immédiate. Celle, intense mais éphémère et potentiellement destructrice, que procure l’exhibition de soi, l’injure, la vocifération. Une dictature du temps court et des émotions fortes -la peur, le conflit, la sexualité- qui ne laisserait que des miettes à la pensée et aux actions durables. Aujourd’hui, petits et grands se jetteraient tous sans attendre sur le marshmallow…

Voilà qui explique la passivité incompréhensible devant la catastrophe climatique qui s’annonce. Ou la gestion chaotique de la pandémie, succession désordonnée de demi-mesures alors qu’un lockdown dur mais limité dans le temps, et concerté au niveau mondial, aurait probablement permis d’éradiquer le virus en quelques semaines. C’est encore cette logique dérégulée qui est à l’oeuvre dans l’opposition décomplexée aux mesures sanitaires qui s’exprime de plus en plus violemment. Le plaisir immédiat prime sur l’intérêt collectif.

Pour vérifier cette prophétie, j’ai proposé à mon ado de fils l’alternative suivante: « Tu peux jouer une heure à Fortnite maintenant ou tu fais d’abord tes devoirs pour la semaine et ensuite tu peux jouer deux heures. Qu’est-ce que tu choisis? » Sa réponse a fusé: « Je fais d’abord mes devoirs. » Mon coeur s’est serré. Puis il a ajouté: « On n’a quasiment plus de devoirs depuis un an, ça ira vite. » Soupir…

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