Critique | Cinéma

« Un hiver en été »: un film choral sur les angoisses contemporaines, « intensément troublant »

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Angèle (Nora Hamzawi) et Franck (Benjamin Biolay), l’un des binômes d’un film en forme d’addition de solitudes. © 2022 - Hervé DUHAMEL / CHRISTMAS IN JULY - LES FILMS DU KIOSQUE
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Titre - Un hiver en été

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Laetitia Masson

Casting - Hélène Fillières, Benjamin Biolay, Elodie Bouchez

Sortie - En salles

Durée - 1h52

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Laetitia Masson signe, avec Un hiver en été, un film choral en prise sur les angoisses contemporaines, pour tenter un tableau impressionniste de la France d’aujourd’hui.

Apparue dans le paysage cinématographique français au mitan des années 90 avec En avoir (ou pas), le film qui révélait Sandrine Kiberlain, César du meilleur espoir féminin, Laetitia Masson s’est employée ensuite à brouiller les pistes. Empruntant une ligne sinueuse, son parcours la verra retrouver la comédienne pour deux films très différents, À vendre et Love Me, avant de croiser la route d’Isabelle Adjani pour La Repentie, puis de revisiter les figures du film noir en compagnie d’Hélène Fillières dans Coupable. C’était en 2008, après quoi, bien que continuant à tourner -il y aurait notamment Petite fille, en 2010, puis G.H.B. trois ans plus tard-, la cinéaste nancéenne devait insensiblement disparaître des radars cinéphiles.

C’est dire l’heureuse surprise à la découverte d’Un hiver en été, film choral en prise sur les angoisses contemporaines qui, s’il n’est pas toujours à la hauteur de ses ambitions, n’en recèle pas moins une profonde envie de cinéma comme de (faire) sens. Un projet mûri pendant plusieurs années dont elle nous parlait en janvier dernier, à la faveur des rendez-vous Unifrance à Paris. “Mon idée, c’était d’essayer de faire un film sur l’humanité et sur la condition humaine. Je ne voulais pas me limiter, mais montrer différents points de vue sur le monde tel qu’il est. Et montrer qu’on n’est pas tout seuls, sans quoi le monde n’existerait pas: il est perçu différemment suivant d’où on le voit socialement, familialement, etc.” Et de poursuivre: “J’ai eu deux sources d’inspiration: le livre Les Américains de Robert Frank, qu’il a fait quand il est parti sur les routes et qu’il a photographié des gens auxquels personne ne s’intéressait -c’était une démarche documentaire, mais j’ai toujours considéré que dans chaque personne croisée au bord d’un chemin, il y a une fiction potentielle, parce que ces gens ont tous une histoire. Et puis, le film Mon oncle d’Amérique, d’Alain Resnais, que j’ai toujours aimé parce que c’est comme de la phénoménologie: il montre des souris, et dit “voilà, quand on met deux souris comme ça…”, et il transpose ça aux hommes. J’ai voulu faire un petit laboratoire d’humanité, mettre des personnages deux par deux, comme sur un ring, et montrer ce qui en sortait de la condition humaine.

Des gens à l’abandon

Ils sont ainsi une dizaine à fonctionner en binômes -patron et balayeuse de rue, policière et réfugié, journaliste et infirmier…- que l’on cueille à l’heure de la fin du monde ou présumée telle, au moment où la France est frappée par un épisode polaire au cœur de l’été, pour ce que Laetitia Masson a voulu comme “un tableau impressionniste” de l’Hexagone aujourd’hui. Au point de raisonner en termes de panel sociologique? “Un peu quand même. Quand on est à Paris et qu’on y fait du cinéma, on a tendance à penser que Paris, c’est le monde, ou la France. Alors que dès qu’on sort, c’est complètement autre chose, et là, c’est la réalité. À Paris, on parle des “Gilets Jaunes”, mais ça ne veut rien dire: ce sont des êtres humains qui, à un moment, mettent un gilet jaune pour s’identifier comme protestataires, ce sont des humanités dont on ignore tout et qu’on continue à ignorer parce qu’on les appelle les “Gilets Jaunes”. Ça me rend dingue. Par mon histoire personnelle -je viens d’un milieu assez modeste en province-, je sais ce que c’est, “la vraie France”. Quand on fait des films, on cherche des décors, des lieux, et on rencontre des gens dont on voit bien que ce ne sont pas ceux que l’on croise dans notre vie de cinéaste, ça n’a rien à voir. Ce n’est pas un panel, mais j’ai voulu dire une réalité d’où en est la France. Et les gens sont assez à l’abandon et donc se retranchent qui dans la religion, qui dans son rôle de patron, qui dans sa solitude extrême comme le personnage de Clémence Poésy…

Film choral certes, Un hiver en été ressemble d’ailleurs plutôt à une addition de solitudes. “C’est ma vision du monde, opine la cinéaste. On nous parle tout le temps de collectif, les gens se définissent par leur communauté, etc. Mais quand on rentre chez eux, c’est beaucoup de singularité et de solitude. Il y a une contradiction entre l’image qu’on veut nous donner du monde et la réalité humaine de chacun face à son destin, qu’il soit positif ou négatif. Ce qu’on essaie de mettre en place socialement, ce sont des espèces de palliatifs à une condition qui n’est pas résolue, où finalement, chacun voit l’autre comme un ennemi potentiel.En ressort un portrait pluriel qui est aussi l’occasion de faire la radiographie de l’angoisse du temps dans ses multiples déclinaisons: climatique, économique, sécuritaire ou encore affective… Pour un film qui, sans verser loin s’en faut dans un optimisme béat, puise dans son climax glaciaire matière à un possible changement de paradigme. “L’histoire a été écrite bien avant le Covid, et quand l’épidémie a interrompu le tournage, je me suis dit: “on est au moment de mes personnages, plus rien ne sera comme avant. Il faut vraiment réfléchir à ce qu’on veut, à ce que va être la vie, à quel sens on veut lui donner, aux priorités.” Et finalement, ça a repris pire qu’avant…” Rêveuse, peut-être, mais pas moins lucide pour autant…

Un hiver en été

Nouveau film de Laetitia Masson (En avoir (ou pas)), Un hiver en été s’ouvre alors que la France est frappée par une vague de froid en plein mois de juin, épisode polaire qui va cueillir une dizaine de personnages -journaliste, policière, vigile, peintre, patron, réfugié, chanteuse…- dont l’incertitude du moment présent va exacerber les sentiments et reconfigurer le rapport au monde. Les associant par paires, la réalisatrice signe un film choral en prise sur les angoisses de l’époque qui, sans être tout à fait à la hauteur de ses ambitions -“un tableau impressionniste de la France, aujourd’hui”-, ni éviter un certain maniérisme, ne s’en avère pas moins intensément troublant. Non sans questionner, Les Nymphéas de Monet y tenant lieu de refuge, ce qu’il subsiste quand tout fout le camp…

De Laetitia Masson. Avec Benjamin Biolay, élodie Bouchez, Hélène Fillières. 1 h 52. Sortie: 26/07. ***

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