Critique | Cinéma

Saules aveugles, femme endormie: Murakami animé

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Frog citant Nietzsche à l’attention de l’insipide Katagiri: « La plus grande sagesse est de n’avoir peur de rien. » © Imagine Film Distribution
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Titre - Saules aveugles, femme endormie

Genre - Animation

Réalisateur-trice - Pierre Földes

Casting - Avec les voix de Amaury de Crayencour, Mathilde Auneveux

Sortie - En salles à partir du 10/05

Durée - 1h49

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pierre Földes adapte lumineusement Haruki Murakami dans Saules aveugles, femme endormie, un film d’animation dont la légèreté du trait ouvre sur des questionnements profonds. Magique.

S’il leur faudra patienter jusqu’en 2025 pour découvrir la traduction française de La Ville et ses murs incertains, son nouveau roman paru au Japon le 13 avril dernier, les amateurs de Haruki Murakami (ou “harukistes”, comme on les surnomme) pourront toujours se reporter sur Saules aveugles, femme endormie, la merveille d’adaptation animée que signe Pierre Földes d’une sélection de ses nouvelles. À l’image de Ryûsuke Hamaguchi dans Drive My Car, le réalisateur a choisi d’imbriquer plusieurs courtes histoires en un long métrage sinueux: celle qui donne son titre au film, bien sûr, mais encore Crapaudin à Tokyo, Un ovni a atterri à Kushiro, Le Jour de ses 20 ans, Le Petit Grèbe et L’Oiseau à ressort et les femmes du mardi (1). Six textes qu’il a subtilement associés pour en tirer le récit de trois solitudes que le tremblement de terre de mars 2011 et ses conséquences vont mettre au défi de se réinventer.

Appartenir à son époque

Ce projet, Pierre Földes, que l’on rencontre au Film Fest Gent où était présenté son film, raconte en avoir eu l’intuition il y a plusieurs années déjà: “Je suis compositeur à la base, mais j’ai toujours fait beaucoup de dessin, mon père était animateur (Peter Földes est notamment l’auteur du court Rêve, César en 1978, NDLR). J’habitais aux États-Unis, puis j’ai quitté New York pour m’installer à Budapest, où j’ai commencé à faire des courts métrages, en animation et en prise de vues réelles. Et à un moment, je me suis dit que ce serait génial de faire un long métrage à partir d’un bouquin de Murakami, que j’avais commencé à lire à l’époque où je vivais à New York. Ce n’était pas bien compliqué comme idée de départ: le projet était plus hybride qu’il ne l’a été à l’arrivée, j’avais prévu de mélanger des décors en prise de vues réelles avec de l’animation, puis, progressivement, c’est devenu de l’animation uniquement.

L’on décrit volontiers Haruki Murakami comme un écrivain de la “postmodernité”. Si, en plus d’avoir un succès considérable, l’auteur nippon attire de plus en plus l’œil des cinéastes, c’est notamment parce qu’il a su, comme peu d’autres, traduire quelque chose de l’air du temps. “Il a créé un style, et je crois que ça n’a pas été facile, poursuit Földes. Il a beaucoup travaillé et a créé un regard particulier, et c’est évidemment ce qui m’a attiré: je pense que chaque artiste doit appartenir à son époque. Ce n’est pas une obligation, mais c’est quelque chose que je ressens personnellement, et Murakami également je pense, de faire partie de son époque, de sa culture ou de ses cultures, d’en être le témoin mais l’acteur aussi. Parce que si tu es juste passif, tu ne fais que répéter ce que tout le monde a déjà fait et digéré, alors que ce qui est intéressant, c’est d’être audacieux et créer quelque chose de nouveau. Murakami a un regard particulier, que n’ont pas eu d’autres, et il a créé un style assez incroyable: il y a toujours, chez lui, même dans des bouquins que j’ai moins aimés, des passages dont je me dis “ah, c’est extraordinaire”, ça raconte quelque chose de différent, de mystérieux, il a cette capacité d’ouvrir des vannes auxquelles on n’a pas accès ailleurs. Et de parler de choses très profondes en évoquant que des petites vaguelettes de surface. On a l’impression qu’il nous parle de choses très anodines et de personnages très ordinaires. Il évoque des choses plutôt que d’en parler, et cette évocation nous permet, ou me permet, de m’y plonger et d’investir mes zones d’ombre…

© Imagine Film Distribution

Le goût d’inachevé

L’auteur de Kafka sur le rivage, Pierre Földes l’a bien sûr approché afin d’obtenir son accord avant de se lancer dans le projet. Celui-ci donné, Murakami n’a pas souhaité s’impliquer davantage. “Il m’a dit: “Vous faites votre film, moi je fais mes bouquins, on ne va pas tout mélanger”. Au départ, je l’ai pris un peu comme un affront, mais ça s’est plutôt révélé être un cadeau, parce qu’il m’a laissé faire ce que je voulais, et c’est ce qui m’a permis de me plonger encore plus loin dans son œuvre et dans ses bouquins pour en faire quelque chose à moi, de lire entre les lignes et de m’y investir beaucoup plus.” Földes relit alors l’ensemble des nouvelles pour en choisir six, pensant dans un premier temps signer un film à sketches, dont les cinq courtes histoires seraient reliées par une sixième qui serpenterait entre elles. Une proposition qui s’affinera en cours d’écriture, les correspondances entre les histoires et leurs personnages l’incitant à ramasser le scénario en un seul récit global. À la découverte de Saules aveugles, femme endormie, on est d’ailleurs séduit par la manière dont le cinéaste a réussi à modeler les différentes lignes narratives en un tout cohérent -mais pas homogène, le graphisme, de toute beauté, valant aussi par les variations qu’il y a imprimées. Vertu de l’animation, la porosité entre réel et rêve, ordinaire et extraordinaire, quotidien et fantastique qui est l’une des caractéristiques de Murakami trouve à l’écran une expression naturelle. Parmi les diverses trouvailles graphiques émaillant le film, les nombreuses transparences, qui touchent aussi bien certains décors que des personnages secondaires, figurants semblant évoluer dans l’ombre des protagonistes centraux. Le tout osant délibérément une touche inachevée, comme pour mieux permettre au spectateur de se projeter dans le film. Et le fruit, l’on s’en doute, d’un travail aussi patient -la production s’est étendue sur trois ans- que minutieux: “Mon désir a toujours été d’avoir quelque chose d’inachevé, en effet, mais c’est très difficile de transmettre cela à une équipe, parce qu’un artiste veut toujours faire le mieux possible. Mais le mieux possible, en ce qui me concerne, ne veut pas toujours dire le plus fini possible.

L’expressivité du trait

Pour donner corps à sa vision, Földes a suivi le chemin de fer d’un film d’animation, écrivant le scénario avant de composer son storyboard puis un animatique -un modus operandi tellement concluant qu’il est résolu à y recourir également s’il devait s’atteler à un projet en prise de vues réelles. Après quoi, la totalité du film a été tournée avec des acteurs. “On a tourné en studio en suivant très précisément tous les axes du storyboard. C’était précis au point qu’on pouvait importer les images du storyboard dans la caméra et puis, en transparence, on plaçait les acteurs -il n’y avait pas de décor, juste des cubes, mais ils savaient où s’asseoir ou dans quelle direction se déplacer. Et ensuite, le film a été monté tout à fait normalement avec les acteurs, dont il faut préciser qu’ils ne ressemblent pas du tout aux personnages du film en animation. Ce n’est qu’une fois ce montage terminé de A à Z qu’on a commencé le travail de l’animation. Tout le style avait été déterminé, les personnages créés et nous nous sommes lancés. Les animateurs ont travaillé à partir d’une vidéo de référence, et ils ont animé les personnages en copiant les expressions des acteurs.Le résultat est fascinant, le trait aérien et des contours changeants contribuant à aspirer le spectateur dans un univers singulier, un ailleurs venu transcender la banalité de la réalité, en un motif, là encore, on ne peut plus “murakamien”. Pour rendre cet “entre deux mondes” à l’écran, Pierre Földes a insisté sur l’importance du trait: “Je suis très focalisé sur le coup de crayon, relève-t-il. Le film est “imparfait” au niveau du trait parce que je n’ai pas essayé d’encourager les gens à avoir un trait absolument parfait, mais bien un trait qui ait de la personnalité. Je n’avais pas beaucoup de références d’animation, mais une méga-référence au niveau du coup de crayon qui était Egon Schiele, un grand virtuose de l’expressivité dans le trait, justement. C’est quelque chose que j’ai beaucoup poussé, réussir en très peu de traits à donner de la profondeur à un dessin en 2D, plat, montrer ce qui est devant, derrière, fin ou plus épais, quelque chose que Egon Schiele faisait d’une manière prodigieuse.

Hybridation des cultures

Ainsi balancé, Saules aveugles, femme endormie se révèle un pur bijou de cinéma d’animation à destination d’un public adulte, l’écrin particulièrement inspiré d’une réflexion existentielle dont Pierre Földes formulait les fondements en ces termes dans sa note d’intention: “Je pense que certains d’entre nous, à un moment de leur vie, connaissent une sorte de prise de conscience qui nous aide à nous rendre compte que le chemin que nous avons choisi n’était peut-être pas le meilleur, ou que la personne que nous sommes devenu n’était pas celle que nous avions imaginée. Ça a pu arriver comme ça, par paresse ou par des choix que nous avons ou non effectués. Ce “wake-up call” peut venir d’une rencontre, d’une séparation, de quelque chose qui nous tombe dessus, ou peut-être simplement par l’influence d’un événement quel qu’il soit.L’événement à l’origine de cette méditation sur l’existence et sur la capacité de chacun à se réapproprier sa vie n’est autre, à l’écran, que le tremblement de terre de 2011, dont la présence en arrière-plan rythme les évolutions des personnages. Ce que Murakami avait su exprimer par les mots, le réalisateur a réussi à le traduire par les images, joli tour de force qui veut que le film semble dialoguer intimement avec celui qui le regarde. Et cela, quand bien même on y croise un chat bleu ayant la bougeotte, une grenouille de taille humaine volontiers pontifiante citant Nietzsche, Hemingway ou Joseph Conrad -“La vraie peur est celle qu’éprouve l’homme face à son imagination”- ou encore un ver géant s’agitant dans les entrailles de Tokyo, le film rejouant habilement la note de l’étrangeté familière. L’universalité de l’œuvre de Haruki Murakami y transparaît non moins limpidement, Pierre Földes ne comptant pas en rester là, qui souffle à demi-mot avoir l’intention, après ce premier long métrage en animation, vouloir s’atteler à une adaptation d’un auteur de langue arabe en prise de vues réelles. Et de conclure: “Je te le disais tout à l’heure, c’est une évidence pour moi qu’en tant qu’artiste, il faut être un acteur de sa culture, de ses cultures et de son époque. Moi, je suis anglo-américain-hongrois élevé en France, j’ai une culture malgré tout, mais très honnêtement, je me sens totalement ouvert à n’importe quelle culture. Me plonger entre les lignes des auteurs que j’ai envie d’adapter pour trouver ce que j’ai en commun avec eux et m’en inspirer avec audace, j’adore ça…

(1) Ces nouvelles sont disponibles dans les recueils Saules aveugles, femme endormie, Après le tremblement de terre et L’éléphant s’évapore, tous édités chez Belfond.

Saules aveugles, femme endormie ****

Premier long métrage de Pierre Földes, Saules aveugles, femme endormie immerge le spectateur dans l’univers de Haruki Murakami le temps d’un étrange voyage animé. Situé au lendemain de la catastrophe de mars 2011, le récit entremêle six nouvelles de l’auteur japonais dont le réalisateur restitue l’essence plus qu’il n’en respecte la lettre, pour se concentrer sur trois personnages: Komura, un attaché commercial dénué d’ambition, Kyoko, sa femme frustrée décidant de le quitter sans guère d’explication -“Vivre avec toi, c’est comme vivre avec une bulle d’air”-, et Katagiri, un comptable effacé et angoissé. Trois individus d’une remarquable banalité, que les événements dramatiques du moment vont emmener, l’air de rien, à une remise en question existentielle pouvant adopter des contours divers. Plongée dans un labyrinthe mental que viendra éclairer un voyage vers Hokkaidô pour l’un; rencontre avec une grenouille géante venue sauver Tokyo pour l’autre; retour mélancolique sur l’expérience de ses 20 ans et la conviction que “Tu peux faire n’importe quel vœu, en fin de compte on n’est jamais que soi-mêmepour la troisième. Par la grâce d’une animation au trait délié et changeant laissant au spectateur la place de s’y engouffrer, Földes réussit à donner forme à l’univers de Murakami, orchestrant avec fluidité le glissement de l’ordinaire vers l’extraordinaire, et transcendant la réalité en libérant un imaginaire foisonnant. Pour un résultat envoûtant, l’enchantement ponctuant cette quête de sens. Magique.

De Pierre Földes. Avec les voix d’Amaury de Crayencour, Mathilde Auneveux, Arnaud Maillard. 1 h 48. Sortie: 10/05.

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