Nomadland: une outsider en Amérique

Chloé Zhao et Frances McDormand: "Frances n'est pas devenue actrice pour être prise en photo, mais pour vivre, connaître des existences, expérimenter des choses et apprendre de ces expériences." © 2020 20th Century Studios
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec son multi-oscarisé Nomadland, la cinéaste chinoise Chloé Zhao prend le pouls des États-Unis à la suite des nouveaux nomades qu’une situation économique intenable a poussés sur la route. Et signe, en prise sur la faillite du rêve américain, un film d’une ravageuse beauté. Entretien.

Deux longs métrages, Songs My Brothers Taught Me, un récit d’apprentissage sensible inscrit dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, puis, en 2017, The Rider, son pendant désenchanté situé dans les milieux du rodéo, ont suffi à poser Chloé Zhao mieux qu’en figure de proue du cinéma indépendant américain, en cinéaste majeure en devenir. Trois ans plus tard, Nomadland vient magistralement transformer l’essai, constat d’ailleurs validé par un Lion d’or vénitien, qu’a suivi, il y a quelques semaines, un brelan d’Oscars -meilleur film, meilleure réalisatrice et meilleure actrice pour Frances McDormand, pas moins.

La cinéaste chinoise (Zhao est née à Pékin en 1982, quittant son pays à quinze ans pour poursuivre ses études en Grande-Bretagne d’abord, aux États-Unis ensuite) y élargit sensiblement le spectre de son cinéma tout en restant fidèle à ses fondamentaux, et embrasse, d’un regard trempé dans le réel, les existences cabossées de marginaux en rupture de rêve américain. Soit, pour le coup, celles d’individus, retraités pour la plupart, que la crise des subprimes et ses conséquences dévastatrices ont poussés sur la route. Nomades des temps modernes embarquant dans des vans customisés pour des transhumances inlassablement répétées sur le bitume états-unien, à la poursuite de jobs saisonniers payés au lance-pierre: magasinier(e) dans des entrepôts Amazon, maintenance de campings, récolte des betteraves, et l’on en passe…

Perspective quasi documentaire

Chloé Zhao y adapte Nomadland, l’ouvrage éponyme de Jessica Bruder (lire son portrait), dont le sous-titre Surviving America in the Twenty-First Century achève de situer le propos. À le lire, on jurerait que ce récit journalistique, dont l’autrice s’est jointe trois années durant à ces « hobos » d’un genre nouveau, a été écrit pour la réalisatrice: on y retrouve à la fois ses thématiques de prédilection, mais aussi cette perspective documentaire qu’elle a coutume d’imprimer à la fiction. Frances McDormand et Peter Spears, le coproducteur du film, n’ont pas dû penser autrement, qui ont fait appel à elle sitôt leur option placée sur le livre. « Quand ils m’ont contactée, j’ai senti que nous étions sur la même longueur d’ondes. En lisant le livre, j’ai gardé à l’esprit que des non-professionnels allaient jouer leur propre rôle, comme c’était déjà le cas dans The Rider. J’ai aussi été impressionnée par la dimension du cadre comme des gens, et par ce que le récit réussissait à capturer d’une époque de récession et de son impact pour toute une génération de personnes. Je tenais à restituer cela autant que possible, c’est pourquoi j’ai dû créer un personnage fictif avec un arc émotionnel fort –Fern, interprétée par Frances McDormand, tenant, en quelque sorte dans le film le rôle de Jessica Bruder dans le livre, NDLR- qui donne sa colonne vertébrale au récit, et permet à d’autres personnages, comme Swankie par exemple, de venir raconter leur histoire, tout en préservant le cap d’ensemble pour le spectateur. »

Un exercice d’équilibriste, dont Zhao s’acquitte avec un incontestable brio, facilité par l’aisance avec laquelle Frances McDormand ou David Strathairn se fondent dans un casting composé, pour l’essentiel, des personnes croisées par Jessica Bruder à la faveur de son périple. Des nomades qui « n’étaient ni des victimes impuissantes ni des aventuriers insouciants« , comme l’écrit l’autrice, mais plutôt des individus naviguant dans un entre-deux, dont l’écran restitue la vérité dans toutes ses nuances. « Le casting s’est pour bonne part imposé de lui-même, parce que Jessica avait consacré des années à mieux les connaître, poursuit la réalisatrice. J’ai ensuite fait leur connaissance à mon tour, la connexion se faisant en tant qu’individu plutôt qu’en fonction de leur situation. Après, d’autres éléments entrent en ligne de compte: certaines personnes ont un charisme naturel face à la caméra, d’autres pas. Et puis, il faut situer leur histoire et ce qu’elles souhaitent dire de leur vie dans le contexte du film, et déterminer ce qu’il faudra demander à Frances de faire pour y intégrer ce moment. » Un processus essentiellement organique, pour une cinéaste considérant le casting comme le stade déterminant, comédiens professionnels et non-professionnels confondus. « Si l’on a choisi les bons, le boulot est fait à 70%. Après, il suffit de créer un environnement où les uns et les autres se sentiront à l’aise. Il faut bien se dire que les comédiens professionnels peuvent aussi parfois se révéler très vulnérables dans ce type de situation, ça ne vaut pas uniquement pour les non-professionnels qui vont livrer leur propre histoire… »

Nomadland, une errance dans l'immensité états-unienne, entre réalité précaire et appels de liberté.
Nomadland, une errance dans l’immensité états-unienne, entre réalité précaire et appels de liberté.© 2020 20th Century Studios

Une autre féminité

Récit polyphonique, Nomadland présente aussi la particularité de se décliner largement au féminin. À celle de Frances McDormand qui en donne le la, viennent s’ajouter les voix de Linda May, Swankie, Patricia Grier, et d’autres encore, exprimant une féminité à rebours des clichés. « Je n’y ai pas réfléchi, il y a là un côté très instinctif. Frances n’est pas devenue actrice parce qu’elle désirait qu’on la prenne en photo, mais parce qu’elle voulait vivre, connaître des existences, expérimenter des choses et apprendre de ces expériences. C’est quelqu’un qui creuse, animée par une curiosité et un désir d’essayer des choses, avec aussi, et c’est fort important, une qualité quasi enfantine. Nous voulions que ça transparaisse, et elle a eu la générosité de me l’offrir. Et si je suis une femme, je ne sais pas ce que c’est d’être une femme dans la soixantaine ou la septantaine, avec des enfants et des petits-enfants. Je me suis appuyée sur Swankie, Linda May et toutes ces autres femmes qui m’ont montré la voie, mon travail consistant à réinterpréter ce qu’elles m’ont apporté, et à recourir au langage cinématographique pour leur rentre justice. Le sentiment qui ressort de ces rencontres et de leur écoute, c’est celle d’une féminité authentique, par opposition à une idée préconstruite de ce que serait le féminisme. »

Quant au fait que ces dernières se retrouvent en nombre au sein du groupe démographique considéré, Chloé Zhao y voit plusieurs raisons. « La question des personnes âgées et la façon dont nous traitons les aînés, sans considération pour le genre, est un problème majeur aux États-Unis et dans la société capitaliste en général. S’il y a beaucoup de femmes dans cette génération de nomades, ça tient à plusieurs éléments: les femmes de la première génération de travailleuses étaient beaucoup moins payées que les hommes, ce qui, aux États-Unis, conditionne la sécurité sociale. Quelqu’un comme Linda May, qui a travaillé toute sa vie dans la construction, était chichement payée et se retrouve avec 500 dollars à peine pour vivre. Beaucoup d’autres étaient des femmes au foyer et, si d’aventure elles survivaient à leur mari, elles perdaient bien souvent leur maison, se retrouvant sans rien en pleine récession. S’y ajoute encore le fait que, si pour les hommes de cette génération, l’idée de vivre dans un véhicule reste très difficile à accepter en raison du formatage imposé par la société, les femmes, si leur mari est mort et leurs enfants casés, se disent plus facilement qu’elles vont prendre la route, elles s’adaptent. Mais ça tient plus à la génération qu’au genre. »

Transcender la réalité

À la suite de ces retraité(e)s que la crise pousse vers une précarité assortie de paradoxaux accents de liberté, comme s’il y avait là aussi l’expression d’une nouvelle « Frontière », l’oeuvre de Chloé Zhao continue de balayer la mythologie états-unienne, envisagée du point de vue de ses outsiders, « la clé » de son cinéma, de son propre aveu. Mais si ses films sont habités par des marginaux actant malgré eux la faillite du rêve américain, leur inscription dans des étendues sublimées par la photographie de Joshua James Richards, son compagnon à la ville, a aussi pour effet de transcender cette réalité. « Un film est un médium visuel avant toute chose. Pour nous, tout tourne autour de trois choses: l’environnement, la caméra et les acteurs, et il arrive que le langage visuel passe avant les personnages. Josh a suivi une formation dans les Beaux-Arts et il a grandi avec les westerns. Il est originaire des Cornouailles et a développé un oeil hyper-sensible pour filmer les gens dans un environnement naturel. Nous tournons toujours dans une très petite fenêtre, pendant l’heure magique à la tombée du jour, quand tous les éléments semblent se mélanger. Et il a le chic pour trouver l’angle du personnage par rapport à la lumière qui donne à l’ensemble une dimension intemporelle. Tout le plan de travail est conditionné par les saisons et la lumière. » D’où la sidérante beauté qui émane de ses films, Nomadland comme les précédents. La suite, elle, aura des parfums d’inédit puisque, s’attelant à un autre pan de la culture états-unienne, Chloé Zhao s’est frottée à l’univers Marvel pour Eternals, attendu à l’automne. La bande-annonce qui circule depuis quelques jours donne à penser que la cinéaste a réussi à y imprimer sa griffe. D’outsider.

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