Portrait de Jessica Bruder, la journaliste derrière Nomadland
Pendant trois ans, la journaliste new-yorkaise a partagé l’existence des nouveaux nomades américains amenés à vivre à plein temps sur la route. Une expérience qui lui a inspiré Nomadland, le livre derrière le film oscarisé de Chloé Zhao.
À l’origine de Nomadland, l’étincelant film de Chloé Zhao scannant la société américaine dans le sillage de ceux à qui la crise des subprimes n’a laissé d’autre choix que de prendre la route, on trouve l’ouvrage éponyme de Jessica Bruder, paru en 2017 aux États-Unis. La journaliste new-yorkaise -elle collabore notamment au New York Times, à Wired ou à Harper’s Magazine, en plus d’enseigner à la Columbia Journalism School- y donne à partager l’expérience de ces nouveaux nomades, ces « sans adresse fixe » plutôt que « sans domicile fixe » ayant fait de leur camping-car leur refuge et de l’espace états-unien leur territoire. Ces « hobos » des temps modernes, Bruder leur a emboîté le pas trois ans durant, ce qui ne devait être au départ qu’un article de magazine se transformant au fil du bitume en saisissant livre-enquête. « Enfant, j’avais du monde des RV (pour « Recreational Vehicle », NDLR) l’image de pensionnés vivant de super expériences avec leur van, voyageant à travers le pays dans ce qui ressemblait à des vacances permanentes, explique-t-elle à la faveur d’un entretien vidéo. Et puis, j’ai appris l’existence, un peu partout dans le pays, de jobs visant plus particulièrement des personnes âgées, contraintes de les accepter faute de pouvoir se permettre de prendre leur pension. Et se retrouvant sur la route à temps plein, sans logement traditionnel, les RV perdant toute dimension récréative. J’ai eu envie d’en savoir plus, curiosité à l’origine de mon désir d’enquêter sur le nomadisme d’aujourd’hui. À quoi s’ajoutait le fait -je ne vais pas vous mentir- que j’apprécie aussi énormément les road-trips. »
Beethovan vs van Halen
En quoi Jessica Bruder aura été servie, couvrant pas moins de 15.000 miles (environ 24.000 kilomètres) à bord d’un van GMC Vandura 1995 acheté en Californie, véhicule affichant 95.000 kilomètres au compteur qu’elle baptisera van Halen, après avoir un temps pensé à Beethovan -« Je suis née à la fin des années 70, époque où les premiers albums du groupe cartonnaient dans les charts. » Ce périple, qui la verra arpenter le pays de la côte Est à la côte Ouest, et de la frontière mexicaine à celle du Canada, est l’aboutissement logique d’un méticuleux travail de recherche au terme duquel l’immersion complète lui apparaît comme le seul moyen de vraiment comprendre cette communauté mobile. « Me faire accepter a été moins difficile qu’on pourrait l’imaginer, poursuit-elle. J’ai d’abord envoyé beaucoup de courriels, et certains d’entre eux m’ont répondu. Comme journaliste, je trouve toujours cool de pouvoir compter sur un ambassadeur, quelqu’un avec qui vous avez eu l’occasion de discuter et qui comprend vos intentions. Je me souviens d’une personne qui est désormais une amie, mais qui, lorsque je me suis enfin retrouvée dans le désert, m’a dit: « Tu vas nous faire passer pour des vagabonds sans abri, je ne souhaite pas te parler. » J’ai donc rencontré un certain scepticisme, face auquel j’ai eu tendance à reculer. Je ne force pas les gens, ce n’est pas dans mon ADN, mais, sans chercher à m’imposer, je suis restée vivre là-bas. Les gens se sont habitués à ma présence, et au bout d’un moment, certains ont choisi de me parler. Après quelques semaines, ils voient que vous êtes juste un autre être humain qui prépare son petit-déjeuner le matin, joue de la guitare… Cette intimité aide, même si je suis anxieuse quand je vais aborder des gens: la première fois que j’ai parlé à Linda, je lui ai demandé si je pouvais caresser son chien, je ne lui ai pas demandé de me raconter sa vie. Les choses se font petit à petit. »
Linda May, c’est l’un des personnages centraux du livre (et du film), une femme ayant choisi de mener une vie nomade pour tenter, comme la plupart des âmes vagabondes qui peuplent ces pages, d’échapper à une situation économique intenable. Non sans rêver de bâtir sa propre géonef pour y couler des jours heureux. Des lignes de vie comparables, tendues entre réalité précaire et appel de liberté, Jessica Bruder en parcourt quelques-unes, qu’elle enlace avec un art consommé du récit, venu donner à Nomadland un souffle proprement enivrant par endroits. « J’ai toujours été intéressée, dans le travail journalistique, par la possibilité de créer des liens entre les gens, et d’immerger les lecteurs dans des vies qu’ils n’auraient jamais eu l’opportunité de connaître, afin qu’ils réalisent que ces vies ayant pu leur paraître éloignées et étranges ne correspondent pas à l’idée qu’ils s’en faisaient. Le livre va dans ce sens, le film également, et j’en suis heureuse. » Quant à savoir si elle a appris quelque chose sur elle-même ou sur l’Amérique au gré de cette expérience? « J’essayais surtout d’apprendre des choses sur d’autres gens, même si j’ai définitivement découvert mes limites en tant que conductrice, sourit-elle… Sur la route, je ne me demandais pas si ce que je voyais était représentatif de l’Amérique, je m’intéressais à des détails intimes et, une fois rentrée chez moi, je réfléchissais au contexte social. Mais je voulais à tout prix éviter d’intimer au lecteur ce qu’il y avait lieu de retenir, parce que j’ai eu le sentiment qu’il y avait beaucoup de contradictions dans ce que j’ai pu observer. L’idée de liberté, de vie sans contraintes, dont nous savons tous que c’est une impossibilité, une notion romantique avec un côté sombre. Je ne veux pas dire que l’Amérique est une chose plutôt qu’une autre: elle est tiraillée entre les idéaux d’indépendance et de communauté, comme on a encore pu le voir avec le Covid, avec des gens qui ne voulaient pas porter de masque au nom de leur liberté individuelle, alors que les besoins de la communauté semblent bien différents. C’est une ligne de fracture avec laquelle se débat l’Amérique, et à laquelle j’ai beaucoup pensé en écrivant ce livre. »
Nomadland, de Jessica Bruder, Éditions J’ai Lu, 448 pages.
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