Critique | Cinéma

Les filles d’Olfa: le drame intime d’une mère dont les deux filles rejoignent l’État islamique

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© National
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Titre - Les filles d'Olfa

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Kaouther Ben Hania

Casting - Olfa Hamrouni, Eya Chikhaoui, Hend Sabri.

Sortie - En salles

Durée - 1h50

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Les Filles d’Olfa, la cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania signe un film singulier sur le drame intime d’une mère dont deux des quatre filles ont rallié les rangs de l’État islamique. Intense et poignant.

Œil d’or du meilleur documentaire lors du dernier festival de Cannes, Les Filles d’Olfa est une proposition de cinéma éminemment singulière. La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania y adopte un dispositif hybride pour raconter l’histoire d’Olfa Hamrouni, mère de quatre filles dont les deux aînées devaient un jour tomber dans les rets de Daech, la plongeant dans le plus profond désarroi. Une tragédie intime que la cinéaste a choisi de filmer entre docu et fiction, la maman et les deux cadettes dialoguant avec des actrices professionnelles incarnant les deux absentes, mais aussi Olfa elle-même dans les moments par trop douloureux. Pour un résultat atteignant, par-delà sa théâtralité assumée, une bouleversante vérité.

L’histoire d’Olfa, la cinéaste explique en avoir eu vent en 2016: “J’écoutais la radio, et Olfa donnait une interview sur ses filles. On aurait dit une affaire judiciaire. J’ai été fascinée par ce personnage et ses contradictions, comme par la notion de maternité et la relation mère-filles. J’ai obtenu son numéro et l’ai contactée, en lui disant que j’étais journaliste. Elle a commencé par me dire qu’elle n’en pouvait plus des journalistes, parce qu’elle avait été attaquée par beaucoup de monde après s’être exprimée sur les réseaux sociaux: en Tunisie, elle essuyait des insultes, on les traitait de monstres, elle et ses filles. Je lui ai alors expliqué que je n’étais pas journaliste, et que mon intention n’était pas de la juger, mais bien de la comprendre. Nous sommes parties de là, le processus a duré plusieurs années, et nous sommes devenues plus proches, une relation de confiance s’est développée. J’ai fait ce film pour voir et comprendre le traumatisme et la violence de cette transmission de la mère à ses filles, l’escalade et l’évolution jusqu’à cette tragédie.

Un film conçu comme une thérapie collective traitant des rapports mère-filles et de la condition des femmes.
Un film conçu comme une thérapie collective traitant des rapports mère-filles et de la condition des femmes. © cinéart

Thérapie collective

Depuis Le Challat de Tunis, le film qui la révélait en 2014, le parcours de Kaouther Ben Hania s’est décliné entre documentaire (Zaineb n’aime pas la neige) et fictions (La Belle et la Meute,L’homme qui a vendu sa peau). Les Filles d’Olfa se situe, pour sa part, dans une zone intermédiaire: “On pourrait dire qu’il s’agit d’un documentaire sur le making of d’une fiction qu’on ne va pas filmer, s’amuse-t-elle, avant de détailler le concept sous-tendant le film: Quand on a commencé à tourner, en 2016-2017, c’était un documentaire simple, où je suivais Olfa et ses deux filles les plus jeunes dans leur vie, avec la tragédie autour d’elles. Ça ne me semblait pas suffisant, parce que ce qui m’intéressait s’était aussi déjà produit dans le passé, qu’il me fallait donc convoquer. J’ai envisagé une reconstitution, mais je n’apprécie guère ce procédé. Et puis, j’ai pensé à une sorte de thérapie collective. Comme je fais aussi de la fiction, je sais que les acteurs posent beaucoup de questions sur leurs personnages. Et j’ai réfléchi à un dispositif où se nouerait un dialogue entre les trois personnages et des acteurs qui pourraient jouer les scènes, en sortir, poser des questions sur les situations et créer de la vie, pour ne pas seulement jouer les souvenirs mais les analyser et mettre les choses en perspective afin que nous puissions les comprendre.

Le procédé s’avère en tous points concluant qui, libérant la parole, réussit à rapporter l’intime au collectif. Et d’embrasser la société tunisienne dans son ensemble, s’attachant à la condition des femmes tout en questionnant, corollaire inévitable, le patriarcat et ses conséquences dévastatrices. “Olfa réalise avoir fait à ses filles ce que sa mère lui a fait. Elle parle d’une malédiction parce qu’elle a agi de la sorte non parce qu’elle est mauvaise, mais parce que c’est l’ordre des choses. En général, nous transmettons nos traumatismes à nos enfants de manière inconsciente. Olfa a eu une vie très dure, elle était seule avec sa mère et sa sœur, et elle est devenue “l’homme” pour se protéger. Son éducation, dans un milieu difficile, a fait d’elle quelqu’un de violent sans la moindre remise en question, parce qu’elle n’a pas le luxe ni le temps de pouvoir le questionner. Elle est elle-même devenue un père, une figure patriarcale de l’intérieur. Je pense que si l’une de ses filles a emprunté ce chemin, c’est pour cette raison.” Quant à savoir si la thérapie a fonctionné? “Pour la première fois, Olfa s’est posé des questions par rapport à sa fille Rahma (la première à avoir rallié l’État islamique, désormais incarcérée en Libye, NDLR), et elle a porté un regard critique sur son propre comportement. Une fois le film terminé, je le lui ai montré, ainsi qu’à ses deux plus jeunes filles. Elle avait des appréhensions, craignant d’apparaître comme une mauvaise mère, uniformément noire. Mais après l’avoir vu, elle m’a remercié pour avoir su montrer ses différentes facettes…” Humaine jusque dans ses contradictions, et bien décidée, avec ses filles, à en finir une bonne fois de cette malédiction transmise en héritage…

Les Filles d’Olfa ****

C’est l’histoire d’Olfa Hamrouni, mère tunisienne de quatre filles, dont les deux aînées, Rahma et Ghofrane, “ont été dévorées par le loup”, rejoignant les rangs de l’État islamique. Pour faire le récit de cette tragédie familiale, la réalisatrice Kaouther Ben Hania (L’homme qui a vendu sa peau) a imaginé une forme hybride, entre documentaire et fiction, où à Olfa et aux deux cadettes, Eya et Tayssir, répondent trois comédiennes, interprétant les deux disparues et la mère dans les moments trop douloureux. Singulier, ce dispositif, s’il est par endroits très prégnant, tient aussi de la thérapie familiale, ayant le don de libérer la parole pour déborder de la sphère intime et embrasser l’horizon tunisien dans son ensemble, évoquant la condition des femmes, l’impact d’un patriarcat profondément enraciné ou encore les effets de la révolution arabe. Pour un résultat aussi intense que poignant.

De Kaouther Ben Hania. Avec Olfa Hamrouni, Eya Chikhaoui, Hend Sabri. 1 h 50. Sortie: 13/09.

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