Art et espace public, une relation loin d’être neutre

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Professeure d’Histoire de l’art contemporain à l’université 
de Liège (Uliège), Julie Bawin vient de faire paraître Art public et controverses, un ouvrage qui s’arrête sur l’atteinte portée aux œuvres d’art dans l’espace public, depuis le XIXe siècle à aujourd’hui. Dense et limpide, ce livre passionnant contribue à nourrir les débats actuels autour de la censure.

Art public et controverses pointe un phénomène manifeste: la montée d’une nouvelle censure s’appuyant sur les réseaux sociaux. Faut-il s’en inquiéter?

Julie Bawin: Les plateformes numériques jouent en effet de nos jours un rôle crucial dans l’émergence d’une censure qui a ceci de singulier qu’elle est horizontale, c’est-à-dire qu’elle n’émane pas d’une autorité verticale, mais de n’importe quel citoyen. Les réseaux sociaux sont devenus, en quelques années à peine, un espace redoutable de pression populaire, avec une propagation sans fin de paroles et d’opinons non endiguées, non filtrées, mais avec aussi des appels au boycott et à des actes de vandalisme ou d’iconoclasme à l’encontre d’œuvres d’art. On peut s’en inquiéter dans la mesure où l’on a parfois affaire à de véritables opérations d’intimidation menées par des groupes certes minoritaires, mais redoutables dans leur force de persuasion ou d’action. Les actes de vandalisme perpétrés contre les œuvres de Paul McCarthy 
et d’Anish Kapoor en 2014 et 2015 ne peuvent, par exemple, se comprendre sans l’influence exercée, sur les réseaux sociaux, par des mouvements réactionnaires comme le Printemps français ou la Manif pour tous. Mais bien sûr, les réseaux sociaux ne constituent pas seulement un espace d’expression pour les déçus du système ou pour des militants de tendance identitaire et traditionnaliste. Avec la vague iconoclaste planétaire antiraciste portée autour de 2020 par un mouvement comme Black Lives Matter, on a vu naître une autre culture censoriale. Au nom de causes nobles et progressistes, des œuvres ont été attaquées, parfois détruites, et là encore, Internet a joué un rôle considérable dans l’événementialisation et l’internationalisation de gestes iconoclastes perpétrés aux quatre coins de la planète.

Vous soulignez la nature agonistique, conflictuelle, de l’espace public. Avec pour conséquence une anesthésie des propositions visuelles qui l’ornent. En réalité, est-ce qu’imaginer un espace public neutre ne serait pas une bonne chose, un lieu où personne n’est offensé n’est-il pas souhaitable?

Julie Bawin: Lorsque je souligne la nature agonistique de l’espace public, je me réfère à la pensée de la philosophe Chantal 
Mouffe, laquelle nous dit que l’espace public est un champ de bataille où s’affrontent différents projets hégémoniques sans possibilité de réconciliation. Elle insiste donc sur le caractère profondément conflictuel de l’espace public, et dès lors sur l’illusion que représente le consensus rationnel tel que le défend par exemple Jürgen 
Habermas. Il est impossible d’imaginer un espace public qui serait neutre, ne fut-ce qu’en raison des inéluctables affrontements d’opinions qui y règnent. Ainsi, une œuvre érigée dans l’espace public ne peut rencontrer, sur un court ou un plus long terme, une adhésion totale du public, quand bien même l’idée d’un consensus aurait initialement guidé le choix des commanditaires. Comme je l’écris dans mon ouvrage, ce sont à des spectateurs involontaires que les œuvres d’art public s’adressent et dès lors à un éventail très étendu de jugements, du plus primaire -« je n’aime pas« – au plus élaboré -« cette œuvre me heurte sur le plan moral« .

On parle peu, vous l’évoquez à maintes reprises, de l’impact que les controverses liées aux projets dans l’espace public peuvent avoir sur les artistes. Il semble pourtant que ce sont des expériences qui engendrent beaucoup de souffrance.

Julie Bawin: Oui, il est vrai que lorsque l’on parle des controverses 
artistiques dans l’espace public, on a parfois tendance à occulter ce qu’elles peuvent provoquer comme sentiment 
d’impuissance chez les auteurs de l’œuvre incriminée. Dans mon livre, j’ai montré, de Carpeaux à Kapoor en passant par Rivera, Serra et Buren, combien les polémiques nées autour de leurs créations, et les actes de censure ou de vandalisme auxquelles elles ont donné lieu, ont été douloureuses. Richard Serra, en particulier, aura vécu la destruction de sa sculpture (Titled Arc, édifiée à Manhattan en 1981, NDLR) comme une terrible épreuve, tant professionnelle que personnelle. Il faut d’ailleurs rappeler que l’artiste a été attaqué personnellement, avec des insultes relayées dans la presse, mais aussi des menaces de mort.

Est-ce que le modèle étasunien, dans lequel les citoyens sont consultés, vous semble enviable?

Julie Bawin: C’est une question épineuse. D’un côté, on aurait tendance à défendre un tel modèle, car il correspond d’une certaine manière aux enjeux de la démocratie participative. Mais d’un autre côté, je crois, une fois encore, que c’est une illusion que de penser qu’une consultation citoyenne pourrait tout résoudre. Non seulement, une participation plus active de la population dans le choix d’œuvres à exposer n’empêchera pas la controverse, car il est bien entendu impossible de prendre en compte, dans un espace public profondément dissensuel, les sensibilités de tout un chacun, mais je crois aussi que de telles procédures, qui confinent parfois à une logique populiste, peuvent s’avérer dangereuses du point de vue de la liberté d’expression artistique. Il y a toutefois des initiatives intéressantes, comme celle des Nouveaux Commanditaires en France qui permet à des citoyens d’assumer la responsabilité d’une commande à un artiste.

Quelle solution préconiseriez-vous quant au statut problématique de statues telles que celle du général Lee aux USA ou Léopold II en Belgique?

Julie Bawin: Il n’y a pas de solution toute faite. Certains préconisent, on le sait, le déboulonnage, et donc la disparition définitive de tels monuments et statues, tandis que d’autres prônent leur déplacement vers des parcs ou des musées dédiés uniquement à leur conservation. De mon côté, je pense que la solution la plus immédiate est d’accompagner systématiquement ces œuvres d’une plaque explicative constituant les motifs de la contestation. Mais par-delà les mesures à prendre ou non, je pense qu’il est essentiel de rappeler l’impact que les 
actions décoloniales menées dans l’espace public ont sur les mentalités et les effets qu’elles peuvent aussi avoir au plus haut niveau de l’État. Le roi Philippe aurait-il 
présenté officiellement ses regrets à l’occasion du 60e anniversaire de l’Indépendance du Congo en juin 2020 si la Belgique n’avait pas été traversée, quelques semaines auparavant, par une onde iconoclaste dans 
l’espace public? J’en doute…

Julie Bawin – Bio Express

1977 Naissance à Liège
2004 Doctorat en Histoire de l’art contemporain (Université Panthéon-Sorbonne)
2010 Nomination à l’ULiège, comme chercheuse puis comme professeure
2017 Direction du Musée 
d’art contemporain en plein air du Sart Tilman
2024 Parution de Art public et controverses. XIXe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions

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