Critique | Cinéma

Dreaming Walls: au coeur du Chelsea Hotel

3,5 / 5
Derrière les lunettes noires à montures rouges, la photographe Bettina Grossman dans son appartement capharnaüm. © clin d'oeil films
3,5 / 5

Titre - Dreaming Walls

Genre - Documentaire

Réalisateur-trice - Amélie Van Elmbt et Maya Duverdier

Casting - Merle Lister, Bettina Grossman, Zoe Pappas

Durée - 1h17

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pour Dreaming Walls, Amélie Van Elmbt et Maya Duverdier sont parties à la rencontre des derniers résidents historiques du mythique Chelsea Hotel. Elles signent une rêverie documentaire où les fantômes s’estompent sous les assauts du présent.

Longtemps, l’histoire du Chelsea Hotel s’est confondue avec la légende, l’immeuble conçu par l’architecte Philip Hubert dans les années 1880 s’étant érigé en écrin mythique de la (contre)-culture et la bohême new-yorkaises. De l’histoire ancienne toutefois, l’établissement ayant connu, une décennie durant, un ravalement l’ayant relifté en Boutique Hotel de luxe, sous le regard plus ou moins résigné de ses derniers résidents permanents. Ceux-ci sont au cœur de Dreaming Walls, rêverie documentaire que consacrent la Belge Amélie Van Elmbt et la Française Maya Duverdier à l’hôtel et à ses fantômes. “Le projet a vu le jour il y a quatre ans et demi, commence la seconde. Nous étions à New York, où Amélie présentait son dernier film, Drôle de père, à Tribeca. Pendant la projection, on s’est retrouvées nez-à-nez avec l’hôtel, qui se trouvait dans la même rue que le cinéma. Nous le connaissions, évidemment, parce qu’il y a dix ans, je lui avais offert le livre Just Kids, de Patti Smith, et qu’en tant qu’artistes, c’est un lieu dont on a entendu parler, et dont on a un peu la mythologie en tête…” L’hôtel est en travaux et n’offre que des échafaudages au regard, les deux jeunes femmes décident néanmoins d’y entrer pour tomber sur Merle Lister, chorégraphe comptant parmi les résidents avec qui elles nouent une conversation. De quoi en apprendre plus sur sa situation personnelle et sur celle de l’hôtel, où vivent encore une cinquantaine de personnes. “Le film est vraiment né de l’envie de filmer Merle dans cet environnement. Et puis, en rencontrant les autres, on s’est rendu compte que le portrait de l’hôtel à cette période-là de son existence ne pouvait se faire qu’à travers les personnes qui y vivaient.

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Une traversée du temps

Une manière organique de procéder, le film s’écrivant, en quelque sorte, au fil des rencontres et non suivant un scénario préétabli. Les résidents sont habitués à ce qu’on vienne frapper à leur porte pour leur poser des questions. Le fait qu’on soit dans une démarche un peu différente a provoqué de la curiosité, poursuit Amélie Van Elmbt. On les rencontrait parfois dans l’ascenseur, dans les couloirs, sans être en attente d’un récit spécifique sur l’hôtel comme d’habitude, quand on leur demande “Tiens, tu as connu Sid Vicious?” Ce n’était pas du tout notre démarche, et ça s’est vite communiqué qu’on était juste là comme des artistes qui seraient arrivées au Chelsea, en étant curieuses du lieu et des rencontres. Ça nous a permis d’avoir des gens désireux de collaborer avec nous sans qu’on doive aller les chercher. Finalement, sur les 51 résidents qui restaient, on en a vu près de la moitié, et on en a choisi sept qui nous semblaient donner, dans une espèce de récit un peu polyphonique, une perspective prégnante et actuelle par rapport à la situation de l’hôtel et son histoire.

Maya Duverdier.
Maya Duverdier. © getty images

Si Dreaming Walls recourt abondamment aux archives, le film n’objective pas pour autant la mythologie de l’hôtel, pas plus qu’il n’en retrace l’histoire, même si l’une et l’autre imprègnent cette période de transition. D’où une expérience de cinéma tenant de la rêverie: “En entrant dans l’hôtel, on arrive avec une certaine mythologie, observe Maya Duverdier. Il y a un temps qui est quelque part un temps du passé qui s’impose. Ensuite, il y a le présent de l’hôtel avec ces personnes, qui ont en plus chacune leur univers propre. Et enfin, il y a aussi tout le fantasme, et on a très vite senti que l’hôtel existait comme une espèce de bulle dans laquelle beaucoup de temps se mélangent. C’est pour ça qu’il y a ce côté rêverie où on passe d’une temporalité à l’autre. Le foisonnement de matière humaine et de matière d’archives nous a donné envie de créer ce puzzle, de flouter les notions de temps, et de faire quelque chose d’assez ludique et “expérimental”.” Raccord, en tout état de cause, avec l’époque où un Andy Warhol pouvait y tourner son Chelsea Girls par exemple. “Une chose qu’on avait prévue et expérimentée, c’était l’évocation des images des artistes du passé à travers les fissures dans les murs qu’on avait envie de faire ressortir, renchérit Amélie Van Elmbt. Comme les papiers peints étaient arrachés et qu’on voyait qu’il y avait plein de couches de temps, on s’était dit que si les fantômes reviennent maintenant, c’est par les murs, les fissures. On sentait bien qu’il fallait faire dialoguer l’histoire de l’hôtel avec les résidents, parce que les artistes d’aujourd’hui ne font que référence au passé en permanence. On a voulu essayer de rendre compte que l’hôtel, c’est un cycle qui ne s’arrête jamais, jusqu’à cette transformation actuelle.

Métaphore de l’époque

Un hôtel et ses fantômes, donc: ceux de Nico, Janis Joplin et d’autres résident(e)s illustres qui viennent se sur-imprimer, comme flottants, à l’image. Et ceux d’une époque, dont la transformation du Chelsea en Boutique Hotel semble consacrer le deuil sous les coups de boutoir de la machine capitaliste et de la gentrification galopante. “La réalité, c’est que l’hôtel, maintenant, est un hôtel de luxe, où il n’y a que des artistes, des gens ou des touristes très riches. Il n’y a plus du tout cette mixité sociale qui était propre au Chelsea, et qui ne continue à exister qu’à travers le peu de résidents qui y restent, et qui sont assez âgés. On avait un mince espoir de pouvoir être témoins d’autre chose, mais on savait que ce monde était en train de disparaître à travers les résidents, et qu’ils en étaient les seuls garants, quelque part.

Métaphore du temps présent, le Chelsea Hotel l’est, du reste, à plus d’un titre. Si elles ont toutes deux été marquées par le “florilèges de toutes ces personnalités”, Amélie Van Elmbt raconte avoir été particulièrement impressionnée par ces femmes-artistes habitant l’hôtel et qui, à l’image de Merle Lister ou de la photographe Bettina Grossman, disparue peu après le tournage, ont poursuivi leur carrière sans nécessairement réussir. “Il a fallu que Bettina meure pour qu’elle commence à avoir de la reconnaissance. Elle était à l’honneur l’été dernier à Arles, et un livre sur elle va paraître. Du coup, ça raconte quand même quelque chose de la question des femmes et de l’art. Quand on pense à Louise Bourgeois, on se dit que c’est fini maintenant, et que quand il y a des artistes femmes à New York, elles vont être promues et reconnues. Et là, on voit que, encore aujourd’hui, il faut attendre que Bettina meure pour que quelque chose se passe. Ça m’a beaucoup questionnée sur l’époque dans laquelle on vit, parce que parfois, on se demande si on est assez radicales dans les choix que l’on fait, ou si l’on est assez engagées dans notre art, mais ce n’est pas question que de ça. On voulait rendre ça visible dans le film, qu’il ne suffit pas de vouloir, de créer et d’être hyper engagé pour un artiste, il faut aussi pouvoir se vendre. C’est un parcours, et pour s’en sortir, ce sont des sacrifices, parfois de la chance, c’est un monde qui est encore très compliqué pour les femmes. Quand j’ai vu la qualité du travail de Bettina, et les difficultés qu’elle a eues dans la vie malgré sa radicalité d’engagement, ça m’a bouleversée.”

L’envers du mythe en quelque sorte, et une expérience dont elles confessent qu’elle a brouillé la vision fantasmée qu’elles pouvaient avoir des lieux. “Sherill Tippins, l’autrice de Dans le palais des rêves, disait que le Chelsea Hotel existe plus dans l’imaginaire des personnes qui y rêvent que dans la réalité. Et c’est assez vrai, parce que l’image qu’on en avait est bien loin de cette réalité d’artistes divers, de femmes seules travaillant tous les jours dans de toutes petites chambres et dans un confort ultra précaire. La vie dans l’hôtel, c’est un rapport au quotidien à la création, souligne Amélie Van Elmbt, avant de laisser Maya Duverdier conclure: “Le Chelsea, c’est presque une métaphore du rapport ambigu qu’on peut avoir à l’art. Quelque part, le lien qu’ont les gens au Chelsea est particulier, parce que ça devient une sorte de protection, d’étendard et d’identité, mais si on ne s’émancipe pas, on finit peut-être par y tourner en rond. Le lien avec cet endroit n’est pas neutre: les gens ont du mal à s’en détacher. On est loin du mythe super: c’est un lieu de rencontres, mais il a aussi son poids, tout comme la question d’être artiste a un poids, en fait, actuellement. Ce n’est pas forcément glamour.

Executive produced by Martin Scorsese

Le premier nom à apparaître au générique de Dreaming Walls est celui de Martin Scorsese, producteur exécutif du film. Amélie Van Elmbt raconte: “Mon premier film, La Tête la première, avait obtenu un prix à New York dans un festival dont il était le parrain. On s’est rencontrés, il n’avait pas vu mon film donc je le lui ai laissé, et il m’a écrit pour me dire qu’il l’aimait beaucoup. J’ai mis du temps à y croire, tant ça me semblait énorme. On a collaboré pour mon deuxième long métrage: on avait eu un souci financier, et il est venu colmater ce problème. Pour ce film-ci, c’est un peu paradoxal, parce qu’il m’avait clairement dit souhaiter plutôt produire des fictions que j’écrirais. J’avais envie de faire un documentaire, et il nous a aidées pour le démarrage. On avait besoin d’un accès à un centre de digitalisation d’archives, et il nous a ouvert les portes de ces endroits qui ont été gratuits. Quand le montage a été terminé, je lui ai envoyé le film par amitié et parce qu’on voulait avoir son avis de New-Yorkais, cinéphile et attentif aux archives. Il l’a trouvé très beau et a proposé d’avoir son nom comme producteur exécutif pour aider à sa diffusion. Donc, on a eu une sortie en salles aux États-Unis, ce qui était quand même génial. Ça s’est fait de façon amicale et spontanée.”

Dreaming Walls

Tous les immortels du XXe siècle ont probablement séjourné au Chelsea à un moment où l’autre”, peut-on entendre dans Dreaming Walls, le documentaire que consacrent Amélie Van Elmbt et Maya Duverdier à l’hôtel situé au 222 W 23rd Street, à Manhattan, et ayant vu défiler derrière sa façade de briques rouges les Dylan Thomas, Jack Kerouac, Andy Warhol, Frida Kahlo, Patti Smith, Jane Fonda ou autre Leonard Cohen, l’on en passe et d’innombrables. Mais si la légende infuse forcément le film, c’est un présent suspendu qui occupe les cinéastes: nous sommes au tournant des années 2020, et l’établissement est en chantier, s’apprêtant à devenir, gentrification oblige, un de ces Boutique Hotels comme il en pullule désormais un peu partout. En attendant quoi, ils sont quelques poignées de résidents historiques à encore habiter les lieux, subissant depuis une dizaine d’années le bruit et la poussière des travaux, “gardiens” d’une mythologie dont les couloirs portent l’écho.

C’est à leur rencontre que sont parties les deux réalisatrices, la caméra s’insinuant dans l’immeuble à la suite de Merle Lister, la chorégraphe qui leur en a ouvert les portes, pour s’arrêter ensuite chez Nicholas et Zoe Pappas, couple de “résistants” dont le salon a une vue imprenable sur… le monte-charge du chantier, le sculpteur Skye Ferrante et ses nus en fil de fer, ou encore la photographe Bettina Grossman, occupante la plus âgée de l’hôtel, la seule à qui les nouveaux propriétaires n’ont pas proposé d’argent pour partir (…). Certains parlent de leur rapport à l’art et la création, d’autres de l’inconfort de leur situation avec leur appartement rétrécissant au fil des travaux, l’ombre de Janis Joplin passe, celle du peintre japonais Hiroya aussi, le film s’inscrivant bientôt dans un entre-deux, témoignant avec eux de la fin d’un monde. Et Dreaming Walls est aussi un film de fantômes, ceux qui le peuplent encore et ceux du passé, qui s’invitent bientôt à l’écran, semblant sortis des murs fissurés pour flouter les repères, les cinéastes orchestrant une rêverie où archives et présent se confondent en un collage mélancolique réussissant à retenir la mémoire d’un temps révolu.

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