Critique | Cinéma

Dodin Bouffant: les recettes de Tran Anh Hung

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“La difficulté pour moi consistait à trouver l’équilibre entre l’histoire d’amour et la cuisine”, explique Tran Anh Hung. © Carole Bethuel
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Titre - La passion de Dodin Bouffant

Genre - Drame/Romance

Réalisateur-trice - Tran Anh Hung

Casting - Benoît Magimel, Juliette Binoche, Emmanuel Salinger

Sortie - En salles

Durée - 2h14

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec La Passion de Dodin Bouffant, le réalisateur de L’Odeur de la papaye verte signe une onctueuse célébration de la gastronomie et de l’amour, prix de la mise en scène à Cannes.

Septième long métrage de Tran Anh Hung, La Passion de Dodin Bouffant aura consacré les retrouvailles du cinéaste franco-vietnamien avec le Festival de Cannes, pratiquement 30 ans jour pour jour après la Caméra d’or obtenue par L’Odeur de la papaye verte, et 23 ans après la sélection de À la verticale de l’été à un Certain Regard. Un retour couronné de succès, puisque le film repartira de la Croisette auréolé d’un prix de la mise en scène certes pas usurpé. Tran Anh Hung y adapte librement le livre La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet, écrit il y a un siècle par Marcel Rouff, amour et gastronomie se rejoignant le temps d’une célébration particulièrement inspirée -l’aboutissement d’un désir déjà ancien en fait. Entre le cinéaste et la cuisine, il y a un lien privilégié en effet, ce que suggérait déjà À la verticale de l’été d’ailleurs. Et de s’en expliquer: “Je me suis demandé pourquoi j’avais voulu devenir cinéaste et me tourner vers les arts, alors que je viens d’une famille de travailleurs. Mes parents faisaient des vêtements, mais ce n’était pas Dior, ils faisaient des vêtements de travail, pour l’armée, etc. J’ai donc dû remonter à mon enfance, et je me suis souvenu que ce qui m’émouvait le plus quand j’étais jeune, c’était la cuisine de ma mère. Un endroit un peu sale, humide où, quand la lumière entrait, on voyait des reflets. J’attendais toujours que ma mère revienne du marché pour voir ce qu’elle avait acheté, et essayer de deviner ce qu’on aurait pour le déjeuner et pour le dîner. C’est un endroit qui m’attirait beaucoup à l’époque, aussi parce que les petites filles pouvaient y aller, et que c’était agréable de les regarder. Ma mère est une très bonne cuisinière, et quand je la vois mettre des herbes sur la soupe, par exemple, je trouve ce geste magnifique. J’ai le sentiment que ma prédilection pour les arts a découlé de sa cuisine.

Une gastronomie sensuelle

Cette dimension intime, on la retrouve dans un film où l’art culinaire et la passion amoureuse sont étroitement liés, à travers la relation complexe unissant Dodin à Eugénie, sa cuisinière; un duo que campent Benoît Magimel et Juliette Binoche, comme en écho au couple qu’ils formèrent autrefois à la ville. “Eugénie est, à mes yeux, un personnage féminin magnifique, parce qu’elle est amoureuse, mais qu’elle sait aussi comment préserver cet amour. C’est elle qui sauvegarde la beauté de leur amour en raison de sa résistance, et de son refus de se marier avec lui. Du fait de ce refus, Dodin va utiliser tous les mots envisageables pour tenter de la faire changer d’avis. Mais puisque c’est sans appel, il ne lui reste que la cuisine: peut-être que la cuisine saura la convaincre, et c’est la raison pour laquelle les moments où il cuisine pour elle sont si forts…

Le chef Pierre Gagnaire (au centre) donnant ses conseils à Benoît Magimel (à gauche) et Tran Anh Hung (à droite).
Le chef Pierre Gagnaire (au centre) donnant ses conseils à Benoît Magimel (à gauche) et Tran Anh Hung (à droite). © Stephanie Branchu

Proposition qui n’est jamais exprimée ouvertement, à quoi Tran Anh Hung préfère la subtilité d’un motif suggéré en sourdine dans des scènes où la gastronomie prend un tour délicatement sensuel. Celle d’ouverture est, à cet égard, un régal, s’étirant sur 20 minutes d’un ballet méticuleusement chorégraphié. “Dans les films parlant de cuisine, bien souvent, on commence par une très jolie scène de nourriture, avant de très vite bifurquer sur l’histoire. La difficulté pour moi consistait à trouver l’équilibre entre l’histoire d’amour et la cuisine, et à montrer cette dernière de manière plus soutenue que ne l’avaient anticipé les spectateurs, tout en m’efforçant de la rendre intéressante, afin que les gens qui ne se sentent pas concernés par la gastronomie puissent néanmoins être captivés par le film. C’était un défi important, parce que dans la réalité, quand on cuisine, tout est assez normal. Là, je voulais que les personnages se déplacent beaucoup, en faisant avec les ustensiles le bruit qui serait la musique du film, et que la caméra les accompagne afin de rendre l’ensemble vivant. C’était très précis et complexe, parce que les comédiens devaient accomplir une série de gestes, touchant certaines choses, en utilisant d’autres, et que tout devait être au bon endroit, dans le mouvement.” Une sorte de danse des fourneaux? “Si l’on veut, même si le terme de danse est trop poétique: je n’aime pas l’idée de fabriquer de la poésie, je préfère l’obtenir à partir de ce qui est bien fait. Quand tout est bien exécuté, la poésie vient en cadeau. Mais je ne recherche pas la poésie. D’ailleurs, avec l’équipe, je leur disais que c’était ma scène de poursuite en voiture, comme dans un film d’action. Cela dit tout, et notamment qu’il nous faudra du temps, et beaucoup d’énergie pour y arriver.

Célébrer un art de vivre

Pour ajouter la saveur à sa démarche d’esthète, Tran Anh Hung a bénéficié des conseils du chef triplement étoilé Pierre Gagnaire. “Nous avons composé le menu ensemble, et il a préparé les plats pour moi, afin que je puisse voir les parties qui seraient les plus intéressantes à filmer. J’ai aussi travaillé avec un historien de la gastronomie, avec qui nous avons discuté du choix des vins notamment, privilégiant les crus qui avaient une belle histoire. Et puis, petit à petit, en rencontrant des critiques également, on a cherché les mots justes pour qualifier les différents vins, tout en veillant à ce qu’ils puissent aussi se rapporter à Eugénie. J’ai aussi beaucoup aimé écrire la scène du banquet, avec ce que Dodin y dit sur l’amour et la sagesse, et le fait d’accepter l’âge et d’en profiter.” Un modèle épicurien, et la célébration d’un certain art de vivre, mais aussi d’un art tout court: “Ce qui était important pour moi, c’était de montrer un homme et une femme au travail. En fait, ce qu’ils font, c’est créer, c’est la même chose que faire un film. Même si la cuisine, c’est l’art des odeurs, du goût et du toucher, cela n’a rien à voir avec le cinéma. Chaque art prend en charge certains de nos sens, c’est pourquoi ils sont tous indispensables.

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