Critique | Cinéma

Corsage: Sissi revisitée

3,9 / 5
Elisabeth d’Autriche à la pesée: le poids des conventions. © National
3,9 / 5

Titre - Corsage

Genre - Drame historique

Réalisateur-trice - Marie Kreutzer

Casting - Vicky Krieps, Florian Teichtmeister, Katharina Lorenz

Durée - 1h53

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Loin du folklore de Sissi, Marie Kreutzer livre dans Corsage un portrait saisissant d’Elisabeth d’Autriche -Vicky Krieps, sensationnelle- en femme corsetée décidant de s’affranchir des conventions.

Marie Kreutzer aura dû attendre Corsage, son cinquième long métrage, pour goûter à la reconnaissance internationale, le film ayant marqué les esprits lors de sa présentation à Un Certain Regard, lors du dernier festival de Cannes. La cinéaste originaire de Graz s’y attaque à du lourd, rien moins qu’Elisabeth d’Autriche, qu’avait immortalisée Romy Schneider dans la trilogie Sissi d’Ernst Marischka. À égale distance du folklore de ceux-là et d’un biopic classique, la réalisatrice autrichienne signe un film résolument moderne, faisant résonner le destin de l’impératrice avec le présent -un rôle où explose le talent de Vicky Krieps.

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Le projet, c’est d’ailleurs la comédienne qui en a lancé l’idée, proposant à Marie Kreutzer, avec qui elle venait de terminer Was hat uns bloss so ruiniert de retravailler ensemble, et pourquoi pas sur Sissi. “Je croyais qu’elle blaguait, raconte la réalisatrice. En Autriche, on grandit avec Sissi. C’est un cliché, son image se retrouve partout dans les boutiques de souvenirs. C’est kitsch, et je n’étais pas intéressée. L’idée a néanmoins fait son chemin, et j’ai commencé à faire des recherches, lisant des livres à son sujet, me rendant dans ses appartements, et quelque chose a résonné en moi. J’ai eu envie de raconter son histoire en me concentrant sur une phase particulière de sa vie: personne n’ignore comment elle est devenue impératrice ou comment elle est morte, mais on ne sait pas ce qui s’est passé entre. Et notamment à cette période où, à l’approche de la quarantaine, elle a commencé à se rebeller contre le protocole et à vouloir échapper à sa propre image. Ça m’a semblé particulièrement intéressant aujourd’hui, en raison de la façon dont fonctionnent les médias et les réseaux sociaux, et de la manière dont nous sommes entourés d’images en permanence, personne ne pouvant vraiment y échapper. A fortiori ceux qui se trouvent dans l’œil du public, et dont l’image appartient à tout le monde. S’y est greffé le sujet de femmes devant plaire et tout bien faire pour être appréciées, situation qui est toujours d’actualité: nous sommes éduquées pour plaire.

Se jouer des conventions

Pour tirer le portrait de cette femme tentant de se soustraire au corsage imposé par sa fonction, Marie Kreutzer a procédé par touches multiples, s’autorisant divers écarts par rapport à l’orthodoxie de la reconstitution historique. Manière d’inscrire le film ailleurs, comme pour mieux souligner son caractère intemporel. “Ça se joue à différents niveaux, explique-t-elle. Pour la langue, par exemple, je m’étais tellement immergée dans le langage de l’époque qu’au moment d’écrire les dialogues, je n’y pensais même plus et je n’essayais pas de le reproduire à l’identique. D’où l’utilisation occasionnelle de termes qu’on n’aurait pas employé au XIXe siècle, la langue d’aujourd’hui et celle d’hier cohabitent.” Quant au look du film, avec la présence notamment de légers anachronismes totalement assumés -on y croise par exemple Louis Le Prince, pionnier du cinéma, dont l’invention ne sera mise au point que onze ans plus tard, en 1888-, il procède d’une démarche sensiblement différente. “Le premier élément, c’est la musique, qui se trouvait déjà dans le scénario pour l’essentiel. Pendant le processus de financement, on me demandait toujours si je voulais utiliser de la musique moderne, et si ça allait ressembler au Marie-Antoinette de Sofia Coppola. C’est précisément ce que je voulais éviter. Je cherchais des possibilités d’utiliser cette musique de manière différente, ce qui m’a conduite à essayer de l’intégrer au film avec d’autres instruments et d’autres voix, afin que ces chansons sonnent comme si elles avaient pu exister à l’époque. C’est également la ligne que nous avons suivie pour les décors et les costumes. Les vêtements devaient pouvoir avoir été portés à l’époque. Quant au mobilier, celui que nous avons choisi n’a été fabriqué qu’un peu plus tard, mais l’exactitude n’avait pas une importance fondamentale pour moi: nous cherchions un look et un style à même de traduire ce que nous voulions montrer, l’important étant que cela ait pu exister. Ce qui a contribué à créer une dynamique où le public se demande “cela existait-il déjà?”.” Ou comment se jouer des conventions du film biographique -disposition accentuée par le jeu on ne peut plus moderne de Vicky Krieps-, en écho aux efforts d’Elisabeth pour échapper à celles de son temps et de son rang.

Si l’impératrice aspire à se libérer, tant physiquement que métaphoriquement, Corsage semble pour sa part vouloir s’affranchir des contingences spatio-temporelles pour respirer avec l’air féministe du temps. “À l’époque, une femme de 40 ans était considérée comme âgée. C’est différent aujourd’hui: ma meilleure amie a eu son premier bébé à 40 ans. Les temps ont changé, mais certaines choses demeurent. Les femmes sont responsables du fait de vieillir, mais aussi de ne pas vieillir, si elles recourent à la chirurgie: à partir d’un certain âge, quoiqu’elles fassent, elles ont toujours tort. C’est Madonna qui a dit, pour son soixantième anniversaire: “Une femme ne peut pas vieillir, c’est un crime pour une femme de vieillir”. Voilà où nous en sommes, c’est toujours le même système, et c’est très brutal.” Que peut une cinéaste dans ce contexte? “Sans vouloir surestimer l’impact d’un film autrichien, je pense qu’en tant qu’individus produisant des images, nous avons la responsabilité de montrer des gens de tous âges, de toutes races et de tous genres, et ce de la manière la plus naturelle qui soit. Ce qui n’est pas si simple, parce que nous avons tous été éduqués avec certains stéréotypes, que nous devons veiller à ne pas reproduire.” Pari que Corsage relève haut la main…

Corsage

D’Elisabeth d’Autriche, on avait conservé l’image ripolinée des films d’Ernst Marischka, cette trilogie Sissi dont le mérite essentiel aura été de révéler le talent de Romy Schneider. Cette image, Corsage, de Marie Kreutzer, en prend aujourd’hui l’exact contre-pied, inscrivant son héroïne au croisement des époques, pour faire rimer son destin avec le présent. Elisabeth d’Autriche, on la retrouve en 1877, l’année de son quarantième anniversaire -un âge plus que respectable à l’époque. Quarante ans d’une existence vouée à se plier aux injonctions liées à son rang et à un impératif de beauté et de jeunesse éternelles, force sacrifices à la clé. Moment où, étouffant de plus en plus dans le corsage étriqué que lui imposent les conventions, l’impératrice aspire à se rebeller, laissant son entourage, et notamment l’empereur François- Joseph, sans voix… Quelques plans suffisent à Corsage pour imposer sa singularité, ballet finement exécuté emportant les conventions de la biographie historique dans un tourbillon. Marie Kreutzer ose un décalage subtil, que soulignent divers anachronismes de même que la musique de Camille, manière de s’accorder avec le destin de son héroïne, n’en pouvant plus de devoir se conformer. Et partant, façon de s’affranchir du carcan de l’époque, pour s’inscrire dans un cadre intemporel et donner aux affres de Sissi une résonance toute contemporaine. La réalisatrice s’acquitte de cet exercice avec un maniérisme inspiré, signant une stimulante relecture postmoderne de la vie d’Elisabeth, entreprise que Vicky Krieps habite tout en intensité et en intériorité, livrant une composition rien moins qu’impériale (et justement couronnée du prix d’interprétation à Un Certain Regard, à Cannes). À voir.

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