Critique | Musique

Nos albums de la semaine: Shirley Collins, Common, A Tribe Called Quest…

Shirley Collins © Eva Vermandel
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Ancienne assistante d’Alan Lomax, l’Anglaise Shirley Collins revient après 38 ans d’absence avec un joli disque folk qui traverse les siècles. Avec également nos critiques des albums d’Alicia Keys, Unik Ubik, Omni, Hope Sandoval, Common, A Tribe Called Quest, Gaye Su Akyol et Youssou N’Dour.

Shirley Collins – « Lodestar »

FOLK. DISTRIBUÉ PAR DOMINO. ***(*)

Son parcours mouvementé et son timbre de voix si particulier rappellent Vashti Bunyan. A l’époque (au début des années 70), anéantie par son échec commercial, la chanteuse britannique découverte par le manager des Rolling Stones Andrew Loog Oldham, avait abandonné la musique pour s’en aller fonder foyer à la campagne. Mener une vie de paysanne hippie. Et se fondre dans un anonymat qu’elle ne quitterait que 35 ans plus tard adoubée par Devendra Banhart et Animal Collective.

Les figures tutélaires, la carrière avortée, puis l’improbable retour soutenu par une nouvelle génération amourachée… la vie de Shirley Collins a le même genre de casting et de ressorts scénaristiques que celle de la douce marraine du freak folk. Née à Hastings, dans le Sussex, le 5 juillet 1935, Shirley Elizabeth Collins grandit dans une famille mélomane. Papa est livreur de lait. Maman bosse dans des bus et des usines. Il n’y a pas grand-chose à faire à la maison. Alors chez les Collins, on chante. De préférence de vieilles chansons traditionnelles. En 1954, Shirley fait à Londres la connaissance du musicologue Alan Lomax qui fuit en Angleterre la chasse aux sorcières McCarthienne. Ils vivent et voyagent ensemble. Elle devient même son assistante et racontera dans un livre (America Over the Water, 2005) ces enregistrements dans des communautés religieuses, des prisons et des camps de travail redécouverts grâce au film des frères Coen: O Brother, Where Art Thou? En marge de ces grandes aventures, Collins enregistre ses deux premiers albums en 1958 et s’y accompagne au banjo avant de devenir dans les années 60 l’une des voix, audacieuses, d’un folk qu’elle aime « traditionnel ». Ce folk, Collins le mène sur des chemins de traverse. Elle signe son disque le plus célèbre, Folk Roots, New Routes, avec le guitariste à tête chercheuse Davy Graham quand elle n’enregistre pas des albums avec sa soeur Dolly au piano comme cet Anthems in Eden où elle raconte l’Angleterre rurale après la Première Guerre mondiale.

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En 1978, son mariage avec Ashley Hutchings de Fairport Convention bat de l’aile. L’actrice qui lui a piqué son mari assiste à des représentations de Lark Rise auxquelles Collins participe. Des premières loges et dans des pulls d’Hutchings. Shirley en perd la voix. Elle souffre de troubles de la parole (dysphonie) et disparaît de la circulation. Elle travaille au magasin du British Museum et tient un établissement Oxfam à Brighton (liste non exhaustive) jusqu’à ce qu’un fan, David Tibet, la réquisitionne début des nineties pour apporter sa touche à quelques disques de Current 93. Malgré les craintes et les doutes, il parviendra même à la faire remonter sur scène (c’était il y a deux ans).

Si une triple compilation, Shirley Inspired…, sur laquelle figurent notamment Graham Coxon et Angel Olsen, est sortie en 2015 pour commencer à financer un documentaire qui racontera son histoire, Lodestar est le premier album de Collins depuis 38 ans. Un recueil de chants anglais, américains et cajuns piochés entre le XVIe siècle et le milieu du XXe. On cherche parfois où sont les troubadours quand on ne se demande pas où se cachent les cowboys. Un disque de folk bercé par des chants d’oiseau qui voyage dans le temps (ancien) et traverse les époques. (J.B.)

Unik Ubik – « Maximum Axis »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR LOVE MAZOUT, CALAMITI TANDORI, ROCKERILL RECORDS ET HOVERCRAFT RECORDS. ***(*)

Le 17/11 à la Maison des Cultures de Saint-Gilles.

Ubik… uité, Unik… ta mère. Quand il n’est pas le Charly Oleg rigolo à la moustache porno de Spagguetta Orghasmmond ou le DJ/tenancier fracassé du Water Moulin, Thomas Rasseneur agite (entre autres) l’esprit fêlé et débridé d’Unik Ubik. Deuxième album de ces « punks » sans chien de l’Eurométropole, Maximum Axis suinte l’adoration pour The Ex et ses accouplements avec la scène éthiopienne. L’amour du post-punk, du jazz (éthio forcément), du monde et de ses musiques. Mais la bête dégage d’autres vapeurs encore. Notamment celles d’un rock en français qui colle mieux au gainsbourgien Petonk (un Gainsbarre qui se serait perdu à Addis-Abeba) qu’au dispensable Nenuphars, tentative punk poétique et seul déchet de ce disque enflammé. (J.B.)

Omni – « Deluxe »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR TROUBLE IN MIND. ***(*)

Trio d’Atlanta formé par deux Carnivores et un ancien guitariste de Deerhunter (Frankie Broyles a abandonné l’an dernier ce drôle et rachitique chasseur de cerfs qu’est Bradford Cox), Omni avait sorti un album en juillet sans qu’on n’y prête vraiment attention, la caboche embrumée par le bourdonnement incessant de l’été festivalier. Mélodieux et lo-fi, Deluxe mérite bien mieux que l’accueil timide et discret dont il a fait l’objet. En dix courtes vignettes, les Américains donnent un petit coup de jeune à Magazine, The Clean et Wire (c’est d’ailleurs le titre d’une chanson). Réveillent le Jonathan Richman et le Feelies qui sommeillent en vous. Un disque pop et sépia de post-punk qui aurait abandonné le noir et blanc pour la couleur. (J.B.)

Alicia Keys – « HERE »

SOUL. DISTRIBUÉ PAR SONY. ***(*)

Dès le départ, Alicia Keys a représenté une sorte d’antidote aux paillettes d’un certain r’n’b « bling bling ». En 2001, au moment où la New-Yorkaise sort son premier album (le carton Songs In A Minor), elle n’a encore que 20 ans, mais passe déjà pour une chanteuse mûre, peu intéressées par les artifices mielleux de la soul romantique. Au fil du temps et des succès (15 Grammy, 35 millions d’albums vendus,…), Keys s’est cependant aussi construit l’image d’une star parfois un peu distante, aussi douée et inspirée que très professionnelle. Avec HERE, son sixième album, le premier depuis Girl On Fire sorti en 2012, il s’agit donc de fissurer un peu l’armure. Comme elle l’avait laissé entendre en affirmant avoir abandonné tout maquillage (pour protester contre « la tyrannie de l’apparence imposée aux femmes« ), Alicia Keys a décidé de se présenter telle qu’elle est, au naturel, sans « fard ». Ce qui la pousse en effet à ne plus courir derrière une sorte de perfectionnisme vocal, déliant son chant, le rendant plus rauque. Plus encore que d’habitude, elle se penche sur certaines thématiques dans l’air du temps, du mouvement Black Lives Matter évidemment au mariage homosexuel (Where Do We Begin Now). Certes, l’authenticité et le naturel de la démarche restent malgré tout encore un peu surjoués par l’intéressée. HERE réussit cependant le pari d’une proposition soul engagée et, à défaut d’être complètement originale, éminemment personnelle. (L.H.)

Hope Sandoval & The Warm Inventions – « Until the Hunter »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR NEWS. ***(*)

Aussi improbable que cela puisse paraître, Hope Sandoval a fêté cette année ses 50 ans. Figure centrale du groupe Mazzy Star, réactivé en 2013 après quinze années de silence, l’Américaine continue d’incarner un rock hanté, porté par un grain de voix reconnaissable entre mille. Sous l’appelation Hope Sandoval & The Warm Inventions, elle sort aujourd’hui le troisième album du duo qu’elle forme avec l’Irlandais Colm Ó Cíosóig (membre de My Bloody Valentine). Evoluant dans une espèce de ouate sonore, Until the Hunter est un nouveau coup de maître, enchaînant les langueurs folk (les neuf minutes d’Into the Trees) avec une élégance folle, ne brisant le fil du spleen qu’à de rares occasions (I Took a Slip). (L.H.)

Common – « Black America Again »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR DEF JAM/UNIVERSAL. ****

Exaspéré par la situation de la communauté afro-américaine aux Etats-Unis, le rappeur Common sort un onzième album vibrant, carburant autant à la colère qu’à l’espoir. What’s going on?…

C’est l’un des paradoxes des huit ans que Barack Obama a passés à la tête des Etats-Unis: avant même l’arrivée de son successeur, autrement plus polarisant, il aura fallu un président noir pour que l’Amérique se retrouve à nouveau en proie aux tensions raciales. Qui aurait cru par exemple, en voyant arriver au pouvoir un démocrate métisse, qu’un mouvement baptisé Black Lives Matter verrait le jour? Le collectif s’est monté en réponse aux violences policières et autres dérapages, touchant plus particulièrement la population noire.

Dans la foulée, il a été accompagné de sa propre « bande-son ». Les artistes afro-américains n’ont en effet pas manqué d’apporter leur voix au débat. Les exemples n’ont pas manqué ces dernières années, lame de fond donnant naissance à quelques disques marquants -de D’Angelo (Black Messiah) à Kendrick Lamar (To Pimp a Butterfly). D’aucuns diront même que la démarche est devenue un exercice imposé. S’agissant du rappeur Common, on ne pourra cependant pas lui reprocher de prendre le train en marche. En 2014 déjà, l’album intitulé Nobody’s Smiling revenait sur les événements et, plus largement, la vie dans le ghetto. Celui qui est né et a grandi à Chicago -la ville d’… Obama- se faisait le relais d’une population afro-américaine en colère, et cela avec une inspiration renouvelée, pointant les problèmes sans pour autant tomber dans la démagogie facile.

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A cet égard, le nouveau Black America Again poursuit la tâche, reprenant le débat là où Common l’avait laissé. Sur la pochette, le portrait sombre de Nobody’s Smiling a laissé place à celui de deux femmes dont les cheveux paraissent en feu -comme un indice supplémentaire que l’identité noire se cristallise, aujourd’hui plus que jamais, autour de la coupe à arborer, afro naturelle ou défrisée et lissée (écho au Don’t Touch My Hair de Solange, sur son dernier album). Produit par l’impeccable Karriem Riggins, rappelant régulièrement la maestria d’un J Dilla, le onzième disque de Common s’abreuve à tout ce que la great black music a pu produire, de la soul au funk en passant par le jazz (l’interlude On a Whim). Puisque le but est bien de rapporter ce qu’a été (Pyramids, Letter To the Free, revenant sur le 13e amendement abolissant l’esclavage), et ce qu’est encore aujourd’hui l’expérience afro-américaine. Le morceau-titre est un bon exemple. Démarrant au quart de tour -« Here we go, here, here we go again/Trayvon’ll never get to be an older man », référence à l’ado noir de 17 ans abattu par un membre d’une milice privée en 2012-, il sample la voix de James Brown et invite Stevie Wonder à rejoindre le débat. « You put a nigga in Star Wars/Maybe you need two/ And then, maybe then we’ll believe you », glisse notamment Common, résumant bien l’atmosphère générale du disque, exaspérée et remplie de colère. Mais aussi combative et volontaire, loin de toute lamentation geignarde. (L.H.)

A Tribe Called Quest – « We Got it from Here… Thank You 4 Your Service »

HIP HOP. DISTRIBUÉ PAR SONY. ****(*)

Voilà un disque que l’on n’avait jamais réellement osé espérer. Durant les années 90, A Tribe Called Quest a livré l’une des discographies les plus essentielles de l’histoire du rap, démontrant à ceux qui en doutaient encore, que le hip hop pouvait accoucher de chefs-d’oeuvre intemporels (The Low End Theory). L’aventure ne dura cependant qu’une décennie. Par la suite, le trio formé par Q-Tip, Phife et Ali Shaheed ne se retrouva qu’à l’occasion de l’une ou l’autre tournée. La scène finit cependant par remettre le projet sur les rails. Miné par la maladie (il décédera en mars 2016), Phife aura encore eu le temps de mettre la main à ce We Got it from Here, double album copieux, au casting quatre étoiles (Kanye West, Kendrick Lamar, Andre 3000…), aussi poignant qu’inspiré. On en reparle la semaine prochaine. (L.H.)

Gaye Su Akyol – « Hologram Imparatorlugu »

SONO MONDIALE. DISTRIBUÉ PÄR GLITTERBEAT. ****

Du Syrien Omar Souleyman à la proposition Acid Arab, les musiques orientales ont su montrer ces dernières années qu’elles n’étaient pas forcément abonnées aux catalogues folk-world. De loin, Hologram Imparatorlugu, second album de Gaye Su Akyol, convoque tous les atours de la musique classique turque (oud, cordes, chant enlevé…). Rapidement, la trentenaire montre cependant qu’elle a été autant inspirée par la star Selda Ba?can (bien connue des rappeurs, samplée notamment par Dr. Dre et Mos Def) que par Nick Cave ou Joy Division. Sans jamais quitter longtemps les rives du Bosphore, Gaye Su Akyol n’hésite pas à mixer l’idiome musical local avec une guitare twangy (Eski Tüfek) ou à accélérer le rythme jusqu’à sortir des sentiers battus. Istanbul is burning… (L.H.)

Youssou N’Dour – « Africa Rekk »

WORLD. DISTRIBUÉ PAR SONY MUSIC. ***(*)

En concert le 23/11, à De Roma, Anvers.

Pour ce qui doit être son 34e disque, l’entrepreneur et ministre sénégalais -aujourd’hui à titre honorifique- n’aura pas le Prix Nobel de littérature: trop convenus les slogans généreux sur le panafricanisme et le défi de vivre ensemble. Trop criminels les pompages d’auto-tune sur une paire de titres, dont le Conquer the World mené en duo avec Akon, qui ramène bizarrement à la pop garçon coiffeur des eighties. Par contre, impossible de ne pas plonger dans un titre comme Ban La, inspiré du ndombolo congolais, où l’incroyable langue wolof de Youssou défonce un rythme champion olympique. Ramenant avec un talent supérieur à la matière première de l’Afrique, la danse, via une voix qui tutoie les anges, noirs, blancs et autres. (PH.C.)

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