Serge Coosemans

Comme Paul-Loup Sulitzer en littérature, le faux scandale des « nègres » techno

Serge Coosemans Chroniqueur

Le magazine Mixmag a dernièrement balancé un pavé dans la mare: beaucoup de DJ’s connus se font faire leurs disques par des « nègres », comme Paul-Loup Sulitzer en littérature. Notre chroniqueur se demande si c’est vraiment si scandaleux que ça… Sortie de route, S02E13.

En plus de 25 ans de culture techno, on en est fondamentalement toujours au même stade, quasi néanderthalien: d’un côté de bons DJ’s qui n’en touchent pas une au moment de soi-même composer un morceau de musique, de l’autre de bons producteurs électroniques qui ne savent pas déchaîner les guibolles du public quand leur vient le moment de jouer les disques des autres. L’ennui, c’est qu’aujourd’hui, un DJ qui ne sort pas de compositions personnelles n’a quasi plus aucune chance de percer. Et un producteur qui ne sait pas mixer en soirée ne sera forcément booké que dans le circuit traditionnel des salles de concerts et des festivals, perdant d’éventuellement substantiels cachets sinon grattés en boîtes et dans les endroits plus bambochards qu’à vocation culturelle. Pour tous ces types, s’ils veulent espérer vivre plus ou moins correctement de leurs activités, il leur faut passer du statut d’ambianceur de discothèques et de nerd chipotant ses machines à celui de célébrité polyvalente de la musique. Ce qui n’est pas une mince affaire. D’où le recours, tout comme en littérature, dans le cinéma et la parole politique, à des « nègres ». Des équipes de production dont la spécialité est de fabriquer des morceaux signés par d’autres, attribués à des stars confirmées ou montantes, contre une somme forfaitaire, à ce qu’on dit étrangement ridicule (200 euros environ, mais on peut supputer un matabiche pour garantir le silence).

On-line depuis ce jeudi après-midi, un article du jeune journaliste anglais Ben Gomori, publié sur le site du magazine spécialisé Mixmag, s’offre un topo assez hallucinant, bien que nuancé, de cette situation. « Ce que les gens ignorent, dit l’article, c’est que certains des plus grands noms de la house et de la techno, plus généralement de la musique électronique, ont des morceaux entièrement écrits pour eux par d’autres producteurs, qui font tout le boulot. J’ai entendu me citer les plus grands noms de la trance, depuis des années soutenus par des équipes de production anonymes. Naïvement, je pensais que dans la house underground et sur la scène techno, c’était plus authentique, crédible, passionné et intègre. Mais là aussi, ça se passe comme ça. J’ai eu accès à une liste vraiment choquante reprenant les gens qui recourent à de tels procédés et ça va des boss de labels parmi les plus réputés d’Allemagne et du Royaume-Uni jusqu’à certains jeunes producteurs qui émergent actuellement de la scène londonienne, en se faisant leurs noms sur des labels très respectés. » Ben Gomori cite quelques exemples d’offres de telles équipes de « nègres », qui garantissent une confidentialité absolue et un morceau digne de ce nom pour maximum 350 euros. Certains DJ’s viseraient carrément le tube en faisant appel à ces ghostwriters, tout cela à moins de £200 la composition. Peut-être pas le classique instantané qui fait frémir encore quelques années plus tard mais bel et bien « une bombe » qui leur ouvrirait les portes des discothèques exotiques, les pages des magazines et les colonnes des blogs spécialisés. Ce qui fait dire au journaliste britannique que le deejaying et la production sont devenus des « accessoires de mode » parmi d’autres, des jobs pour couillons qui iraient sinon faire les singes sur des concepts télé pensés par Endemol, une façon de gravir les échelons sociaux dans une sphère jadis très utopique, artistique et revendicative.

Bien sûr, je déplore tout comme Ben Gomori le manque d’éthique et les encules de bouffons. Je le rejoins entièrement quand il avance que tous ces pauvres DJ’s supposés super-talentueux mais n’ayant pas les capacités de produire eux-mêmes leur musique devraient au moins donner au véritable créateur un peu de crédit, ne fut-ce qu’en citer le nom en tant que collaborateur ou ingénieur du son. Cela ne changerait rien à leur exposition, ni à leur gloire. Cela ne ferait que donner un coup de pouce au « nègre », véritable génie de l’histoire qui serait sans doute applaudi par ses pairs et les véritables connaisseurs, tout en ne générant que l’indifférence relative du public majoritaire. Voilà qui serait éthique mais est-ce si étonnant que cela n’arrive pas? Je trouve Ben Gomori un poil naïf quand il zappe par convenance la longue liste d’entourloupes minables pratiquées dans la house et la techno depuis qu’elles existent pour que le storytelling de son article colle à l’idée d’une scène jadis saine et contre-culturelle aujourd’hui gangrenée par le show-business. Ce n’est pas tout à fait faux mais c’est oublier que dès les premiers jours, on avait des DJ’s qui passaient des cassettes ou des DAT plutôt que de mixer live, qu’il y eut du pillage massif de funk via les samples et beaucoup de mélodies disco retapées house ou techno sans toujours en citer la source, sans oublier que certains des meilleurs labels du genre truandaient littéralement leurs artistes… C’est un monde qui descend des saltimbanques, des forains, des amuseurs publics, souvent financé par des blanchisseurs d’argent, et une majorité de ce monde continue à n’avoir pas grand-chose d’artistique à défendre. Leur core-business, c’est le battelage des foules et il est donc permis de ne pas trouver si scandaleux que ça que beaucoup recourent à de grosses ficelles au moment d’assurer le spectacle, dont leur petite personne fait intégralement partie. Bien sûr, le jour où un obscur ingénieur du son allemand ou anglais revendiquera la paternité de près de la moitié des tubes commerciaux ou cultes contemporains, cela va générer une terrible rigolade et de gros vertiges… mais sans doute pas beaucoup plus que lorsque Boney M, Plastic Bertrand, Milli & Vanilli ou Frankie Goes To Hollywood ont eux-mêmes été outés comme potiches mimant une musique composée par d’autres. L’authenticité n’est pas si primordiale que cela quand on parle de musique pour faire bouger les culs, donner envie de boire et de baiser. Il ne s’agit pas de recherche artistique mais d’efficacité. La valeur artistique est même carrément un faux débat. N’empêche, qu’est-ce qu’on ne donnerait pas pour avoir les noms des Paul-Loup Sulitzer du secteur.

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