Critique | Livres

[La BD de la semaine] Winter Road, de Jeff Lemire

Winter Road, de Jeff Lemire © Futuropolis
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN GRAPHIQUE | Jeff Lemire signe un récit atmosphérique autour d’un ex-champion de hockey lessivé qui va tenter de dompter le brasier de colère qui le consume. Rêche.

Pimitamon, petite ville du nord de l’Ontario. « Ville » est un grand mot. En réalité, à peine quelques rues bordées de préfabriqués, une épicerie, un bar, et bien sûr un terrain de hockey sur glace couvert, Canada oblige. Et tout autour, des forêts à perte de vue, blanchies par la neige. C’est là, dans ce décor à rendre nerveux un ermite, que vit Derek. Ou plutôt survit Derek. Ex-star nationale de hockey, il s’est suicidé professionnellement quelques années plus tôt en agressant violemment un adversaire qui l’avait un peu chatouillé. Exclu à vie des patinoires, il est revenu s’enterrer dans son bled natal. Quand il n’est pas derrière les fourneaux du resto miteux que tenait sa mère quand elle était encore de ce monde, il traîne au bar, noyant son mal de vivre dans l’alcool qu’il a mauvais. Une vie de loser ordinaire entrecoupée de bagarres avec les emmerdeurs de tout poil qu’excite la disgrâce de l’ex-champion.

Sans la bienveillance du flic du coin et ami d’enfance, Ray, Derek dormirait depuis longtemps en prison plutôt que dans cette pièce sans confort et sans fenêtre du centre sportif, prêtée par Al, le concierge au grand coeur, qui lui évite ainsi de glisser sur la dernière marche de la relégation sociale. Mais pour combien de temps encore? Rien ne semble pouvoir freiner la chute de ce dur à cuire sauf peut-être un événement inattendu: le retour au bercail de sa grande soeur Bethy après une fugue de 13 ans. Camée jusqu’au bout des cheveux, elle n’est pas dans un meilleur état que son frangin.

Froid devant!

Un déclic pour Derek, qui est bien décidé à l’éloigner des sources d’approvisionnement de la camelote qui la tue à petit feu, quitte pour cela à devoir s’exiler un peu plus, dans un cabanon spartiate et frigorifié perdu au milieu de la nature. Une mise au vert, ou plutôt au blanc tant la neige tapisse le paysage, qui va être aussi l’occasion pour cet homme haché menu d’entreprendre sa propre remontée vers la surface, en renouant avec ses racines indiennes et en se réconciliant avec son passé houleux. De bonnes résolutions mises à l’épreuve par l’arrivée dans les parages de l’ex violent de Bethy, qui n’est pas venu pour faire du tourisme…

Comme dans ses précédents albums personnels, Jeff Lemire met en scène des êtres solitaires, portant le deuil du père disparu (Jack Joseph soudeur sous-marin) ou défaillants comme ici, et tentés par un repli asphyxiant sur soi, voire par une forme de fuite en avant autodestructrice. Un sentiment d’enfermement accentué par la palette bleutée qui nimbe le récit et les décors et fait littéralement frissonner. Sur ce front froid, l’effet de la couleur qui gicle quand le passé resurgit par bribes sur les traces d’un chien errant qui vient régulièrement tourmenter le convalescent n’en est que plus saisissant. Le trait comme le cadrage nerveux du dessinateur canadien scrutent la moindre variation de température émotionnelle des personnages, comme une fenêtre entrouverte sur leurs intérieurs dévastés. Ce sens du détail expressif rappelle les comics. Et pour cause: Lemire est aussi un scénariste prisé de DC Comics et de Marvel. A la réflexion, Derek est d’ailleurs une sorte de super-héros déchu et cabossé en quête d’un peu de chaleur humaine…

DE JEFF LEMIRE, ÉDITIONS FUTUROPOLIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR SIDONIE VAN DEN DRIES, 280 PAGES. ****

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