Serge Coosemans

Tu resteras mignonne en nettoyant la porcherie?

Serge Coosemans Chroniqueur

On ne fait pas d’omelettes sans casser d’oeufs, on ne fait pas entendre un message que personne ne veut écouter en respectant les règles médiatiques, on ne nettoie pas une porcherie sans en avoir d’abord mis plein les murs. Nous sommes fin octobre 2017 et certaines choses élémentaires ne sont toujours pas comprises. Crash Test S03E08, les femmes savent pourquoi.

Bien qu’il ne soit au fond pas exclu que certains d’entre eux aient été des agents déstabilisateurs à la solde de Vladimir Poutine, quand Julian Assange, Edward Snowden et Bradley/Chelsea Manning ont balancé ce qu’ils avaient à déballer sur les réseaux, Internet et la presse les ont immédiatement adoubés en héros. Il a même été question de politiques nouvelles destinées à garantir aux lanceurs d’alerte qu’ils inspirèrent la possibilité de parler malgré les éventuelles clauses contractuelles le leur interdisant. C’est très bien. Je ne critique pas cela. Ce qui me chipote, par contre, c’est que lorsque des femmes se mettent à raconter des harcèlements, des agressions et même des viols sur ces mêmes réseaux, Internet et la presse se montrent alors nettement moins emballés. C’est pourtant strictement le même cas de figure. Ces femmes lancent une alerte, une alerte maousse même, une alerte qui nous concerne d’ailleurs bien davantage dans notre quotidien et dans notre essence que les répercussions de l’attaque de Benghazi ou les insultes que peuvent s’échanger en secret des ambassadeurs qui se font pourtant risette à la télévision. Faut bien dire ce qui est: je me fous en fait complètement que lorsque j’admire la poitrine d’Irene Noren sur Instagram, l’information puisse en rejoindre d’autres vertes et pas mûres me concernant dans un fichier de la NSA. En revanche, je ne me fous pas du tout que des femmes, peu importe que je les connaisse ou non, se fassent mettre des pognes aux fesses dans le tram ou peloter les seins au bureau par des types dont le cerveau est tellement cramé qu’ils ne voient même pas où est le problème.

Bien entendu, #balancetonporc et #metoo sont eux aussi problématiques. La présomption d’innocence, la justice expéditive, tout ça. Et puis aussi, cette idée fondamentalement étrange de synthétiser sa douleur en 140 caractères à caler entre une connerie de la bande à Ruquier et le trailer du prochain Star Wars. Au risque de heurter certaines sensibilités, je me permets même de penser qu’un certain petit pourcentage de ce que j’ai pu lire doit relever du mensonge, de la sale vengeance, de la folie, de la mythomanie, sans doute même de l’idiotie. Sans même parler d’actes requalifiés en harcèlement ou en micro-agressions parce que pas pertinemment appréhendés. Et alors? Le fantasme originel du Web n’était-il justement pas de libérer complètement la parole? De ne pas respecter les hiérarchies de l’information, d’en envoyer balader les garde-chiourmes, de nier la déontologie dans tout ce qu’elle peut avoir de castrateur? De laisser s’exprimer les gens même de façon maladroite, douteuse ou carrément potentiellement illégale. Cela fait près de 25 ans que je travaille dans les médias. Moi aussi, lorsque #balancetonporc s’est imposé sur mon fil Twitter, j’ai d’abord pensé que ce n’était pas du tout ce qu’il fallait faire, que ce chaos allait noyer le message, qu’il fallait laisser les professionnels nous éditer tout ça pour en tirer une synthèse vraiment percutante et, surtout, plus présentable.

Il m’a fallu une petite semaine pour complètement changer d’avis. Déjà, on sait tous que lorsque Wikileaks et les lanceurs d’alerte du secteur bancaire ont sorti leurs infos brutes, le système a un peu tremblé. Alors que lorsque Wikileaks et les lanceurs d’alerte s’associent aux journaux établis, que l’on édite, que l’on triangule, que l’on évite les procès interminables par l’autocensure, bref, que l’on cadre ce qu’ils ont à dire, on entre alors dans le jeu du système, un jeu parfaitement maîtrisé. Certes, des têtes tombent parfois. Mais on les remplace, ou alors elles repoussent. Et rien ne change fondamentalement. Enfin si, un truc a changé. Notre rapport au Web. Souvenez-vous de 2006. Cette année-là, je n’ai pas connu un seul geek, pas un seul utilisateur régulier du Web, qui ne se soit pas touché la nouille devant la fin du film V for Vendetta. On y voit une foule masquée s’en aller faire écrouler le système oppresseur. C’était grave nul, surtout par rapport à la fin gorgée de désespoir de la bédé dont s’inspire le film. C’était neuneu. Mais c’était positif et marquant au point de devenir un symbole contemporain majeur, une idée qui a quand même donné naissance au mouvement Anonymous, dont le principal but reste justement d’arracher la maîtrise de l’information aux professionnels. À un niveau plus terre-à-terre, c’était aussi précisément ce que promettaient alors les blogs, les réseaux sociaux, les webzines et les forums.

Fuck off & keep on

Or, où en est-on aujourd’hui? Ailleurs. Nulle part. Les blogs sont soit morts, soit lus par 15 potes maximum, soit professionnalisés. La liberté et l’anarchie des réseaux sociaux ont été sabotées par les algorithmes. Les webzines récoltent les miettes de l’industrie de l’information ou s’abaissent au pire publi-rédactionnel qu’il soit. Quant aux forums, ces sterputs virtuels, n’en parlons même pas, ça colle et ça refoule. Et donc, dans ce triste contexte, sur cette morne plaine, voilà justement que ressurgit un peu de cet esprit à la V for Vendetta. Sauf que ce ne sont pas des geeks sous un masque ridicule de Guy Fawkes qui marchent en silence vers un Westminster fasciste de pacotille mais bien des copines, des connaissances, des célébrités, des modèles sociaux, qui ouvrent bien grandes leurs belles gueules bien réelles sur Twitter, Facebook et Instagram pour dénoncer un quotidien de porcherie. Et ça gêne. Et ça met très mal à l’aise. Et ça rend dingue. Et il faudrait que ça cesse immédiatement, que cela se recadre, que cette parole soit prise en charge et éditée par le personnel compétent. Pour quoi au juste, sinon la faire gober et maîtriser par le système?

« Fuck off », j’ai envie de dire. « Fuck off » aux uns et « keep on, sisters » aux autres. Peu importe la violence verbale. On parle de harcèlement, d’agressions, d’abus, de viols, de destructions de personnalités, de traumatismes graves et il faudrait s’en tenir à la bonne conduite et au respect de la nétiquette au moment de le dénoncer? Tenter d’ébranler un système, celui qui permet aux porcs de se rouler en toute impunité dans leur fange, mais seulement en choisissant avec élégance son vocabulaire, autrement dit, en restant mignonne malgré la merde jusqu’aux oreilles? Fuck off & keep on. Même si cela devait malgré tout ne tenir que de l’indignation de la quinzaine, de l’emballement médiatique à durée déterminée de plus. Certains aimeraient beaucoup qu’Internet se contente d’être la taverne virtuelle où se lamenter en groupe des frasques de ce babouin d’Hanouna et collectionner les moues de Ryan Gosling. #Balancetonporc tombe donc aussi vraiment à point pour rappeler qu’il s’agit surtout du dernier outil de liberté et de révolte nous séparant des pavés et des kalashnikovs. Ça ne pétocherait d’ailleurs pas à ce point, sinon.

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