The Housemaid, raconté par Im Sang-soo (série films cultes 2/7)

The Housemaid © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pendant tout l’été, Focus invite le réalisateur d’un film culte à porter un regard rétrospectif sur son oeuvre. Cette semaine, rendez-vous avec le cinéaste sud-coréen Im Sang-soo, qui signait, en 2010, avec The Housemaid, le remake d’un classique de Kim Ki-young et un film décoiffant…

Tournai, par une froide après-midi de janvier. C’est là, au Imagix, à quelques encablures verglacées de la gare, que rendez-vous est pris avec Im Sang-soo, réalisateur sud-coréen découvert, il y a une quinzaine d’années, avec Girl’s Night Out. Une poignée de films plus loin, Im a su imposer une vision aiguisée du monde, ses deux derniers longs métrages, The Housemaid et Taste of Money ayant eu les honneurs de la compétition cannoise, preuve tangible d’une reconnaissance internationale qui n’a pas eu l’heur, pour autant, de l’assagir. La rencontre a d’ailleurs pour cadre Ramdam, le bien nommé « festival qui dérange » -déranger, un mot qui, dans sa bouche, prend tout son sens, en plus d’une sonorité inimitable, comme lorsqu’il déclare avoir eu dès l’adolescence la conviction que « le véritable travail d’un artiste consistait à déranger. Quand un livre ou un film dérange, je me sens bien, je n’avais donc pas d’autre choix. »

Ce principe, et ses conséquences, Im Sang-soo s’y est tenu depuis ses débuts. Sans rentrer ici dans le détail de sa filmographie, il est notamment l’auteur d’un President’s Last Bang de stupéfiante mémoire, un film qui revenait, de fort personnelle façon s’entend, sur l’assassinat, en 1979, du président coréen Park Chung-hee, avec, à la clé, un solide scandale du côté de Séoul, où la censure rabotera d’ailleurs l’objet du « délit ». Un peu plus de 30 ans après les faits, l’Histoire s’offre en outre un raccourci saisissant, Park Geun-hye, la fille du défunt, ayant été élue à l’investiture suprême coréenne en décembre dernier. Un événement qui appelle chez Im un commentaire laconique –« Ce fut une très mauvaise journée, j’étais sous le choc… »-, avant qu’il ne se lance dans une longue analyse convoquant aussi bien l’Histoire, et notamment l’héritage occidental du XXe siècle et ses conséquences, que les spécificités politiques coréennes, sujet sur lequel on le devine intarrissable.

The Housemaid
The Housemaid© DR

L’apanage des très riches

Polémiste sinon provocateur, le réalisateur s’est fait fort de passer, film après film, la société et le contexte politique coréens au scalpel, de façon détournée au besoin. Ainsi donc dans The Housemaid et Taste of Money, deux thrillers composant, après-coup, un diptyque fascinant sur la grande bourgeoisie locale. « Après la sorte de démocratisation qu’a connue la Corée, les vrais détenteurs du pouvoir n’ont plus été le président ou les partis politiques, mais les groupes industriels comme Samsung ou Hyundai. Ils exercent une sorte de pouvoir permanent et contrôlent tous les rouages de la société coréenne », relève Im Sang-soo. D’où son intérêt pour des moguls dont il a fait la cible privilégiée d’une caméra qu’il a particulièrement acérée. Il raconte du reste que la famille d’industriels dépeinte dans Taste of Money est directement inspirée des dynasties à la tête des grands conglomérats industriels, ajoutant, mi-sérieux, mi-goguenard, « se sentir en danger ». Il n’en irait d’ailleurs pas autrement de The Housemaid: « Voilà pourquoi on l’a vendu comme un film érotique, et le remake de Hanyo… » (rires)

The Housemaid revisite en effet un classique du cinéma coréen, réalisé par le maître Kim Ki-young. « C’est un film légendaire, que tout le monde adore. De ce fait même, ce projet était un immense défi. Mais titiller le public par rapport à ce classique n’était pas pour me déplaire. Encore fallait-il que mon film soit à la mesure de cette ambition. » Tourné en 1960, Hanyo, le film original, se déroulait dans une famille de la classe moyenne coréenne, dont l’harmonie devait être mise à mal par l’arrivée d’une domestique venue de la campagne, en une déclinaison passablement tortueuse du motif de la femme fatale et vénéneuse. Revisitant l’histoire 50 ans plus tard, Im Sang-soo la situe dans une famille aussi aisée qu’influente, tout en faisant de la servante une jeune femme naïve, aux motivations incertaines -autant victime que manipulatrice, en tout état de cause. Un changement de contexte qui n’a, naturellement, rien d’anodin. « A l’époque de la version originale, il était courant d’avoir une servante: beaucoup de filles débarquaient de la campagne dans les villes sans rien, et les gens ne devaient pas les payer, ils n’avaient qu’à les loger et les nourrir. C’est aussi l’époque où la société coréenne a vu fleurir une classe moyenne jusqu’alors inexistante, du fait de la guerre ou de l’époque coloniale. C’était donc, j’imagine, une situation assez courante, de voir une fille de la campagne vivre avec une famille, situation d’où pouvait découler une tension sexuelle, que ce soit avec le père ou avec les enfants. Mais cela ne cadre plus du tout avec ce qui se passe aujourd’hui. De nos jours, en Corée, aucune famille de la classe moyenne ne pourrait engager une servante à plein temps; c’est là l’apanage exclusif des très riches. »

A-dé-mé-chi

The Housemaid
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De fait, The Housemaid est bien une oeuvre de son temps; et s’il y a là, en première vision, un thriller érotique léché autant que glacial, le film est aussi beaucoup plus que cela, qui porte sur ces multimillionnaires un regard d’anthropologue. Argent et arrogance forment là un couple en apparence souverain, imposant sa loi sans partage et son mépris sans retenue. Encore que derrière la soumission (et l’acceptation, indifférente en surface, d’un job « a-dé-mé-chi », pour affreux, dégoûtant, méprisable et chiant, suivant l’expression de l’aînée des domestiques, l’extraordinaire Youn Yuh-jung), la vengeance sommeille. Si l’essentiel du propos n’est pas là, c’est bien d’une relecture de la lutte des classes dont il est aussi question -et Im Sang-soo cite d’ailleurs, parmi ses influences, le Gosford Park de Robert Altman, orchestrant un étonnant ballet entre maîtres et serviteurs, et La Cérémonie de Claude Chabrol, mémorable histoire d’une bonne vengeresse.

Mais s’il fait oeuvre forcément et férocement politique, le réalisateur coréen sait aussi y adjoindre l’outrance et l’ambiguïté qui le prémunissent d’un premier degré réducteur. La conclusion du film est, à cet égard, un morceau d’anthologie, convoquant le fantôme de Marilyn adressant son Happy Birthday à JFK sur la scène du Madison Square Garden, en un replay tout à la fois dérisoire, bouffon et tragique, laissant la famille dominante de The Housemaid à sa félicité factice, désemparée face à l’existence, sans que le pouvoir ou l’aisance puissent y changer grand-chose.

The Housemaid
The Housemaid© DR

Soit un appendice faisant rimer lucide et acide, pour un film qu’encadrent par ailleurs deux suicides, l’un et l’autre saisissants, occurrence ne devant, là non plus, rien au hasard: « La Corée est le pays connaissant le taux de suicide le plus élevé au monde, relève Im Sang-soo. Et ce taux n’a cessé d’augmenter depuis The Housemaid. Le film parle de ce phénomène, et pose la question du pourquoi, et de l’absence de compassion à l’égard de ceux qui se suicident. La plupart des gens qui en arrivent à une telle extrémité veulent montrer quelque chose. Mais plutôt qu’en chercher les raisons profondes, on préférera dire qu’il s’agissait d’une servante un peu dingue ayant eu une liaison avec son patron et s’étant suicidée en conséquence. Au lieu d’être si proches du gouvernement américain, les Coréens feraient peut-être mieux de penser sérieusement à leurs voisins qui mettent fin à leurs jours » -allusion, bien sûr, à l’élection dont il était question supra; chassez le naturel, et il revient au galop. La controverse, Im Sang-soo connaît; mieux même, il aime ça, dût-il en supporter les conséquences: « Cela ne rapporte pas beaucoup d’argent, pas plus que du respect, et j’ai beaucoup d’ennemis », constate-t-il, avant d’en rire. Et de voir là une sorte d’héritage familial: critique de cinéma, le père de Im Sang-soo était réputé pour avoir la dent particulièrement dure. « Kim Ki-young et lui étaient de la même génération. Je ne sais pas si c’est au sujet de Hanyo, mais après une critique où mon père ne l’avait pas épargné, Kim Ki-young a débarqué à sa rédaction, et ils ont eu une explication musclée… », s’amuse-t-il. Vingt ans plus tard, le réalisateur et le critique se retrouveront pour une interview, une anecdote curieuse à la clé: « Arrivé à l’âge de la retraite, mon père a gardé une chronique dans un journal, où il évoquait les grandes figures du cinéma coréen. C’était une interview fort aimable, portant sur la vie de Kim Ki-young. A l’époque, il n’était pas rare que les interviewés glissent un peu de cash au journaliste. Aussitôt l’interview terminée, mon père m’a appelé, bien remonté. Kim Ki-young ne lui avait pas donné de cash, pas de problème, mais il lui avait proposé que sa femme, dentiste, s’occupe de ses dents. C’était une blague étrange… »

La vie, avec son ironie

Dans la foulée de Hanyo, Kim Ki-young en réalisera différentes versions, comme autant de variations sur un même thème. Im Sang-soo, pour sa part, lui a donné son pendant, Taste of Money, comme les deux facettes d’une même pièce -normal, pour un diptyque traitant de l’omnipotence de l’argent. Et d’inscrire sa démarche dans une perspective plus large: « Partout dans le monde, le pouvoir de l’argent gagne du terrain. Et la politique est contrôlée par le pouvoir de l’argent. Il est absolument nécessaire que le pouvoir politique se dissocie de l’argent. »

The Housemaid
The Housemaid© DR

Lui entend continuer à creuser un sillon on ne peut plus singulier. « Girl’s Night Out, mon premier film, était drôle et sexy, tout en étant politique, même si en Corée, personne n’y a vu de contenu politique. Ce film a été montré dans des festivals du monde entier, et y a été apprécié. Moi qui avais pensé au marché coréen, j’ai été fort surpris de voir que les Européens ou les Américains aimaient mon film et avaient compris ma sensibilité. Depuis, j’ai toujours essayé de trouver ce qu’il y a au plus profond de moi: si cela ne vient pas de moi, cela n’en vaut pas la peine. A l’époque de Girl’s Night Out, j’étais un sorteur, je buvais, je courais les filles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: je lis, je réfléchis, je marche en montagne, je recherche la solitude. J’ai la conviction que ma carrière de réalisateur m’a sauvé la vie: elle a fait de moi quelqu’un de plus sincère, elle m’a aidé à grandir et m’a rendu meilleur. Je considère être quelqu’un de fort chanceux. Quant à savoir dans quelle direction aller? Quand j’écris ce genre d’histoire, ma première inspiration est toujours Shakespeare, Macbeth, Le Roi Lear. Mon regard me porte vers lui. Je veux raconter de grandes histoires, représenter la vie, avec son ironie… » ˜

Sans complaisance

Découvert en 1998 avec Girl’s Night Out, Im Sang-soo, qui avait auparavant été l’assistant de Im Kwon-taek, s’est imposé comme l’une des figures de proue de la Nouvelle vague du cinéma coréen ayant déferlé sur les écrans au tournant des années 2000. Trois ans plus tard, Tears dresse le portrait d’une jeunesse coréenne à la dérive, avant que Une femme coréenne n’analyse la dynamique d’une famille éclatée, la reconnaissance internationale à la clé. Dans la foulée, le réalisateur signe deux films en prise sur l’Histoire récente de son pays: Le Vieux jardin revient notamment sur les manifestations durement réprimées de 1980. Quant à The President’s Last Bang, il met magistralement en scène l’assassinat du président Park Chung-hee en 1979, pour une oeuvre où l’ironie de Im fait des ravages. Acclamé à la Quinzaine des Réalisateurs, le film fera sensation sur les écrans de Séoul, au même titre d’ailleurs que The Housemaid et Taste of Money, binôme achevant de faire de Im Sang-soo l’un des observateurs les plus affûtés et les moins complaisants de la réalité coréenne.

THE HOUSEMAID, LE 09/07 À 19H À LA CINEMATEK, BRUXELLES.

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