Laurent Raphaël

Qu’est-ce qui est beau, qu’est-ce qui est laid?

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si la définition du beau et du laid fluctue au gré des humeurs de l’époque, il faut toutefois distinguer avec l’éminent sémiologue Umberto Eco le « laid en soi » et le « laid formel ».

Comme tous les musées des Beaux-Arts du monde dignes de ce nom, celui de Boston s’honore de compter dans ses collections un bel éventail de tableaux français du XIXe. Les Jean-François Millet y côtoient les Eugène Fromentin, Antoine Vollon, Gustave Courbet, Auguste Renoir ou encore Claude Monet. Du solide. Et rien de vraiment punk ni vraiment offensant pour la morale à première ni même à deuxième vue. Ce qui n’a pas empêché la semaine dernière une petite poignée de manifestants de se planter devant la noble institution pour exiger le décrochage des oeuvres d’Auguste Renoir. Motif invoqué: sa peinture est « moche ». Le meneur de ce commando de justiciers culturels, un certain Max Geller, reproche même à l’impressionniste d’être l’artiste « le plus surestimé à l’est, à l’ouest, au sud et au nord de la Seine ».

Si cette action coup de poing aux relents surréalistes sent un peu trop le coup monté par des étudiants en art pour être honnête, elle a le mérite de nous interroger sur le concept de beauté, une notion esthétique hautement inflammable et discutable. Et pourtant au coeur de nos préoccupations quotidiennes. Du choix des vêtements aux motivations du désir en passant par l’immense filet artistique qui quadrille nos existences, elle s’érige en juge partial rendant à tour de bras des sentences définitives. Sa singularité -heureusement quand on voit la dégaine de son voisin…- se diluant dans un plasma culturel commun selon l’âge, le milieu, l’éducation, etc. Voilà pourquoi ce qui est unanimement jugé beau ici peut être perçu comme extrêmement repoussant à l’autre bout de la rue ou du monde, même si la mondialisation des codes esthétiques par télévision et Internet interposés a raboté les cimes des particularismes culturels, modelant dans un carcan universel le regard porté sur autrui.

Du reste, cette segmentation des goûts et des couleurs est relativement récente. Comme l’explique Jean-Paul Jouary dans Préhistoire de la beauté. Et l’art créa l’homme (éditions Les Impressions Nouvelles), nos ancêtres en peau de bête ont partagé pendant des millénaires un même corpus symbolique, au point « qu’il est difficile d’identifier géographiquement l’origine des oeuvres, tant elles se ressemblent. Ce que l’on a longtemps cru être le privilège exclusif d’un petit bout d’Europe, autour d’Altamira et Lascaux, s’avère être le patrimoine commun de toute la planète. » Incroyable quand on y pense. La mondialisation de la beauté était une réalité bien avant que le moteur libéral, et son bras armé le commerce, n’en impose sa vision formatée et occidentalisée. Une ligne de démarcation entre le beau et le laid sans doute amenée à évoluer, notamment sous le coup de la redistribution des cartes géostratégiques. Il ne serait ainsi pas absurde d’imaginer qu’à moyen terme le « modèle » asiatique supplante nos canons. Peut-être que demain nous défilerons chez le chirurgien pour nous faire brider les yeux comme la jeunesse se rue aujourd’hui dans les salons de tatouage pour se faire tapisser la couenne. Après tout, ce ne serait pas plus étrange que de voir les Congolaises se blanchir la peau à l’hydroquinone ou les Colombiennes passer dix, quinze fois sur le billard pour s’offrir un corps sur mesure.

Si la du0026#xE9;finition du beau et du laid fluctue au gru0026#xE9; des humeurs de l’u0026#xE9;poque, il faut toutefois distinguer le u0022laid en soiu0022 et le u0022laid formelu0022.

Si la définition du beau et du laid fluctue au gré des humeurs de l’époque, il faut toutefois distinguer avec l’éminent sémiologue Umberto Eco le « laid en soi » et le « laid formel » (dans Histoire de la laideur chez Flammarion). Le premier nous inspire instinctivement dégoût et répulsion, face à un insecte gluant par exemple. Alors que le second jaillit d’un déséquilibre par rapport à un mètre-étalon. L’asymétrie prononcée d’un visage ou une claudication anormale sont de cette nature. Ça se complique avec l’art, qui a cette capacité unique de rendre beau ce qui est laid. Passé par le filtre de l’artiste, le disgracieux, le rebutant se transforment dans le meilleur des cas en expériences galvanisantes. Les scènes de torture de Jérôme Bosch ou les corps cabossés d’Otto Dix ne flattent pas vraiment l’oeil. Et pourtant, ce qu’ils nous disent de nous-mêmes et du monde transcende le monstrueux pour le hisser vers des sommets rédempteurs. L’art est une station d’épuration du réel, il console de la « vraie laideur », celle qui nous entoure et menace à tout moment de nous submerger. Sans la musique, la littérature ou le cinéma, on ne supporterait pas un JT de plus.

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