Édouard Elias: « Un reportage, c’est de la sueur, du sang, de la fatigue, c’est tout »

Une vingtaine de clichés en noir et blanc sont exposés dans le cadre du Festival des Libertés, jusqu'à samedi. © Edouard Elias

Dans le cadre du Festival des Libertés, le jeune photographe français expose cette semaine à Bruxelles son reportage sur l’Aquarius, un bateau de SOS Méditerranée qui secourt les migrants en mer. Une série en noir et blanc, dont il raconte les conditions de production.

À 26 ans, Édouard Elias fait partie de ces photographes dont le travail tient du prodige. Après une enfance en Égypte, il intègre une formation photo en France qu’il quitte pour partir réaliser un reportage en Syrie. Après trois voyages dans le pays, en 2013, à seulement 22 ans, il est pris en otage à Alep, avec Didier François, grand reporter à Europe 1. Il restera prisonnier pendant dix mois, jusqu’en avril 2014. Depuis, le jeune homme continue à naviguer à travers les continents, du Bangladesh au Kenya en passant par l’Irak, et revient chaque fois avec des histoires photographiques à raconter. En mars 2016, il embarque trois semaines sur le bateau Aquarius, mené par l’association humanitaire SOS Méditerranée, avec sa collègue journaliste Gwenaëlle Lenoir. Ses clichés ont été exposés notamment en France, au prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, et cette semaine à Bruxelles jusqu’à samedi, dans le cadre du festival des Libertés. Nous l’y avons rencontré, lors de son rapide aller-retour entre Paris et Bruxelles.

Pourquoi avoir réalisé ce reportage sur l’Aquarius dans le Canal de Sicile, en Méditerranée ?

À la base, je ne voulais pas travailler sur les réfugiés parce qu’il y a une surabondance d’images qui avait été faite sur ce sujet-là et je ne voyais pas ce que je pouvais faire de plus, même si c’était la tendance du moment et ce que recherchaient toutes les rédactions. Et puis Gwenaëlle Lenoir, une amie journaliste, m’a appelé pour me dire qu’on pouvait partir ensemble sur l’Aquarius. Peu de reportages avaient été réalisés directement en pleine mer et comme j’ai une relation particulière à la mer, parce que j’ai grandi une partie de mon enfance en Égypte en mer Rouge, je me suis dit « bon allez, allons làdessus parce que c’est un univers que je connais ». Je sais ce que c’est d’être paumé en mer, les conditions climatiques, le risque… On a réussi à vendre le sujet à VSD (magazine français d’actualité), mais je leur ai dit « laissez-moi le faire à ma façon« , d’une manière très photographique et beaucoup plus abstraite que ce qui est fait actuellement. Ce qu’on voit dans tous les reportages, ce sont les mecs avec leurs gilets de sauvetage, qu’ils ne portent que pendant cinq minutes au moment du transfert entre les deux bateaux. C’est une fausse information en fait. Et travailler en noir et blanc permettait d’effacer le gilet orange, de faire remonter les visages et la mer derrière, donc de mélanger l’homme à son environnement. Cela permet aussi d’avoir de l’intemporalité, puisque j’ai couvert un instant très court de la vie des réfugiés. Certains sont sur les routes depuis dix ans, et moi j’ai photographié seulement quelques journées. J’aime bien le fait de les avoir exposés en grands tirages, parce qu’on voit l’immensité de la flotte autour des réfugiés. Sur le bateau, ils ne bougeaient pas, ils étaient transis de froid. On aurait dit des statues de cire en quelque sorte. C’est un rythme très lent. C’était marquant, frappant. Et c’est pour ça que je voulais photographier le moment du sauvetage: il y a de la tension, de l’émotion, les images sont beaucoup moins statiques.

Vous travaillez en argentique?

Oui, pour des raisons esthétiques mais aussi matérielles. C’est bête mais le reportage c’est de la sueur, du sang, de la fatigue, c’est vraiment tout. On se coupe du monde pendant trois semaines, on est en isolement, avec d’autres personnes qu’on ne connaît pas. Enfin, c’est un petit sacrifice qu’on fait à chaque fois de partir sur le terrain. Avec la pellicule, je me retrouve avec le bon négatif, que j’avais avec moi sur le bateau, et que j’ai maintenant chez moi. C’est une valeur, cet instant-là est gravé chimiquement et non numériquement sur une matière. On va avoir une image différente qui va durer dans le temps. On ne sait pas encore combien de temps les fichiers numériques vont pouvoir rester, alors que l’argentique on sait que ça tient si c’est bien entreposé.

Comment avez-vous gagné la confiance des réfugiés sur le bateau?

C’est le reportage qui est allé à l’encontre de tout ce que je faisais avant, qui a tout changé dans ma manière de photographier. Pendant le sauvetage en lui-même, on n’a pas le temps de poser de questions, on fait les photos. Après, il y a des gens qui sont plus réticents ou pas, et dans ce cas on voit avec eux. Il fallait m’intégrer dans le flot de personnes présentes sur le bateau, aller avec eux, discuter avec eux d’une chose qui n’était pas journalistique. Je leur demandais s’ils allaient bien, ce qu’ils voulaient faire après, mais sans être dans un interrogatoire. J’ai pris toutes mes photos au grand angle, sans téléobjectif, donc j’ai vraiment dû me rapprocher des gens. C’est mon premier reportage où les personnes regardent directement l’objectif. Ça m’a marqué, réellement, de les voir sortir de la flotte. Je le sentais comme ça, ça leur donne une dignité. Quelqu’un qui est au combat, je préfère l’avoir dans son truc. Mais les gens qui ont tout abandonné, qui ont fui quelque chose, il ne leur reste plus que ça, la dignité. J’ai l’impression de ne pas voler les images, là ils me regardent, je sens que je suis accepté. C’est un peu un contrat avec la personne, qui montre au spectateur là où elle vit.

Dans vos photos, on imagine beaucoup les histoires de ces réfugiés. Est-ce voulu?

Oui bien sûr, c’est dingue leurs histoires. Gwenaëlle parle arabe couramment, moi je baragouine, je leur raconte deux ou trois conneries. Mais elle, elle était vraiment dans des discussions construites avec eux, elle avait vraiment des histoires. Moi je me suis tenu un peu à l’écart parce qu’il fallait que je photographie cet instant, puis Gwenaëlle m’a raconté. Il faut vraiment insister sur le fait que ce sont des gens qui fuient la guerre, ils ne viennent pas pour piquer les emplois. Quand on voit tout l’argent qui est dépensé pour les foutre dehors alors que tout ça pourrait être utilisé pour les maisons de retraite, dans l’assistance pour plein de métiers, ou autre. Et il y a des gens extrêmement brillants parmi eux, c’est une valeur inestimable. Franchement, quel est le pourcentage de personnes qui sont passées? Il faut arrêter avec ça, c’est complètement con. Et c’est par les expositions aussi qu’on peut toucher certaines personnes. Ce n’est pas comme dans la presse, où ça dure cinq minutes et ils vont oublier. À Bayeux, je me rappelle encore de ce gamin qui est venu me dire « mes parents m’ont toujours dit que c’était des gens méchants, et quand je vois ça, je vais penser différemment maintenant ». Peut-être qu’il y en aura un qui l’aura pensé, mais au moins un. C’est une petite victoire de se dire que j’ai ramené quelque chose qui va toucher les gens. Même si je ne le fais pas pour ça, je le fais parce que c’est mon métier, qu’il me plaît, parce que je suis curieux. L’important ce n’est pas pourquoi on le fait, mais comment on le fait. Je vais là-bas parce que j’ai envie de voir les choses par moi-même et que ça m’aide à avoir de la mesure, de voir que tout n’est pas blanc ou noir.

Qu’est-ce qui vous motive à retourner chaque fois dans des endroits difficiles à travers le monde?

C’est un décalage personnel qui fait que je n’arrive pas à me satisfaire de ce qu’on nous impose, en termes de travail et de rythme. J’ai besoin d’autre chose. Il y a plein de personnes qui travaillent comme ça, et le transforment différemment, certains vont être dans la musique… Moi je me considère vraiment comme photographe plus que comme journaliste, je suis davantage technicien. J’ai du mal à construire une histoire. C’est pour ça que quand je travaille avec un ou une journaliste ça fonctionne très bien. J’ai pas arrêté, je n’arrête jamais, je ne fais que de travailler depuis quatre ans. C’est lié à un besoin, ça se situe au-delà d’apprécier son métier.

Salammbô Marie

Exposition SOS Aquarius dans le cadre du Festival des Libertés au Théâtre National de Belgique, jusqu’au samedi 28 octobre. Gratuit.

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