Vicky Krieps, flic raciste dans The Wall: « Le film parle de la manière dont notre monde traite la différence »

Visage dur et fermé, Vicky Krieps incarne une border patrol haineuse et obsessionnelle dans The Wall. © National
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Vicky Krieps impressionne en femme flic bigote et raciste dans The Wall de Philippe Van Leeuw, drame glaçant situant son action à la frontière américano-mexicaine.

Depuis son rôle déterminant aux côtés de Daniel Day-Lewis dans le Phantom Thread de Paul Thomas Anderson en 2017, la Luxembourgeoise Vicky Krieps a acquis une renommée internationale qui lui permet de jouer aussi bien en France chez Mathieu Amalric (Serre moi fort, 2021) qu’en République dominicaine pour M. Night Shyamalan (Old, 2021) ou en Autriche pour Marie Kreutzer (Corsage, 2022). On la retrouve aujourd’hui dans la peau de la froide et déterminée Jessica Comley, agent de la police des frontières américaine entre l’Arizona et le Mexique, dans The Wall du Belge Philippe Van Leeuw, drame implacable où cette femme flic bigote et raciste va commettre l’irréparable durant son service.

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Visage fermé, port rigide, cheveux lissés, manières expéditives… Ce personnage au masque de cire évoque un croisement glaçant entre une machine insensible et un cow-boy brutal du far west. À cet égard, Philippe Van Leeuw ne tarit pas d’éloges quant au travail de préparation fourni par Vicky Krieps: “En amont du tournage, Vicky s’est préparée avec une coach durant quatre mois. Il ne s’agissait pas seulement de domestiquer un accent américain bien spécifique, non, ça allait bien au-delà de ça. Quand elle est arrivée, j’ai réalisé qu’elle avait lu et relu inlassablement le scénario dans tous les sens. Elle l’avait complètement décortiqué. Et elle s’est présentée avec une préparation physique et mentale pour ce personnage tout à fait colossale. Le lendemain de son arrivée, on a fait des essais costumes et maquillage, et tout de suite Jessica Comley était là, dans son uniforme. C’était extraordinaire. Tout ce que j’avais écrit, elle l’avait complètement intégré, et elle a amené le personnage dans une autre dimension. C’est-à-dire qu’elle est capable d’une très grande dureté, sans pour autant complètement étouffer la fragilité qui est la sienne. Or, c’est précisément ça que le film ambitionnait de faire: donner un visage humain au Mal.

Dans le jardin du Bien et du Mal

Rencontrée sur le rooftop d’un hôtel du centre de Bruxelles en juin dernier, en marge de la sixième édition du BRIFF, Vicky Krieps raconte quant à elle qu’elle a mis longtemps à se décider avant d’embarquer dans ce projet: “On a beaucoup parlé en amont avec Philippe et j’étais tiraillée par une série de doutes et d’hésitations. Je me méfie beaucoup, à vrai dire, de ce qu’on appelle aujourd’hui l’appropriation culturelle. En tant qu’Européenne, je ne me sentais pas tout à fait légitime d’incarner ce rôle et je ne comprenais pas bien pourquoi Philippe me le proposait à moi et non pas à quelqu’un qui vit là-bas. Pour être honnête, je ne ressens absolument pas le besoin de me prouver à moi-même que je suis une grande actrice en allant chercher un personnage complètement différent de moi, avec un accent spécifique, une énorme transformation physique… Vraiment pas. Mais Philippe a fini par me convaincre en m’expliquant que tout l’intérêt de la démarche résidait justement dans le fait qu’avec mon background culturel, j’allais arriver avec un point de vue complètement neutre sur les choses. Une Américaine, m’a-t-il dit, serait arrivée avec des tas d’idées préconçues sur le personnage et les situations à jouer. Par ailleurs, en me confiant le rôle, il pensait que le spectateur aurait envie de suivre et de comprendre le personnage, jusqu’à ce qu’il réalise, mais trop tard, qu’elle est en fait le diable en personne.

Et l’actrice de préciser sa pensée dans la foulée: “À de rares moments, Jessica est aussi capable d’émotions. Elle n’est pas qu’un monstre déshumanisé. Or c’est là qu’est le piège pour le spectateur. Quand on se retrouve face à un film, on a tendance, en effet, à se laisser guider par le personnage principal. Et on voudrait pouvoir s’identifier à lui. Face à The Wall, on comprend sans doute un peu tard qu’il n’y a pas de rédemption possible pour Jessica, mais le piège s’est déjà refermé sur nous. Un film n’existe pas pour apporter des réponses toutes faites à des problèmes. Il est là avant tout pour soulever les bonnes questions. Et The Wall repose, je pense, de façon très aiguisée la question ancestrale du Bien et du Mal. C’est une question importante pour moi. Elle me poursuit depuis toujours, de manière quasiment génétique même puisque, si l’on remonte quelques décennies en arrière, la famille de ma mère était du côté des nazis, tandis que celle de mon père a connu l’enfer des camps (le grand-père paternel de Vicky, Robert Krieps, a œuvré dans la Résistance puis est devenu un politicien particulièrement actif dans la défense des droits humains, il a notamment contribué à abolir la peine de mort au Luxembourg, NDLR). Je suis donc, en un sens, le produit de ces deux extrêmes. Et le film de Philippe m’intéresse parce qu’il refuse toute forme de manichéisme. Il nous fait comprendre qu’on aurait tout aussi bien pu naître d’un côté ou de l’autre de la frontière, d’un côté ou de l’autre du Mal. Et c’est à partir de là que peut germer, je crois, la vraie compassion. Et, peut-être aussi, on peut rêver, la vraie possibilité de changement.

The Wall, également un mur intérieur

Pour tenter de mieux traduire toute la complexité et la noirceur de son personnage, la comédienne luxembourgeoise remonte à nouveau à l’époque nazie. “Qu’est-ce qu’un nazi? Quelqu’un qui veut bien faire son devoir. Et qui pense faire le bien en protégeant les siens de la menace juive. À bien des égards, Jessica fonctionne de la même manière. Elle veut accomplir sa tâche le plus parfaitement possible pour contribuer à faire de son pays un endroit meilleur, plus sûr. Et son aveuglement patriotique s’inscrit dans une routine très quotidienne, jusqu’au jour où survient un dérapage qui, on le comprend bien assez tôt, était en fait inévitable.

Krieps poursuit: “Jessica, au fond, n’est qu’un simple pion qui appuie sur la gâchette. Elle arrive au bout de toute une chaîne. Elle est le produit de tout un système. Le vrai problème, ce n’est pas vraiment elle. C’est tout le système qui se tient derrière elle et qui légitime son acte. Et c’est le même système qui autorise que des migrants se noient en mer, que des jeunes se fassent tuer par des flics dans les cités ou que des femmes soient victimes de féminicides. C’est ce même système basé sur l’altérité, qui trace des lignes, des délimitations, entre les gens, en fonction dans leur couleur de peau, de leur sexe, de leur origine sociale ou de leur religion. The Wall est un film qui parle de la manière dont notre monde traite la différence. Et le mur du titre ne renvoie pas qu’à l’idée de frontière, il renvoie également au mur que Jessica a à l’intérieur d’elle-même, qui l’empêche de communiquer, d’aimer, de comprendre… Énormément de gens aujourd’hui ont un véritable mur dans leur tête sur lequel ils viennent inlassablement buter.

Si elle a choisi de faire ce film, c’est aussi, dit-elle, parce qu’il n’a pas la naïveté de promettre au spectateur des lendemains radicalement meilleurs. “J’ai vu trop de films du genre où le personnage finit par comprendre que ses actions sont mauvaises et décide de devenir meilleur. Or je me sens toujours un peu mal à l’aise au cinéma face à ce genre de film, parce que je comprends que cette évolution n’existe que pour que le spectateur se sente bien en rentrant chez lui. Dans la réalité, les choses sont différentes, et il n’y a bien souvent pas d’amélioration possible. À la fin du film, bien sûr, il y a des brèches dans l’armure de Jessica. Mais regardez sa coiffure, son attitude… Je ne crois pas qu’elle va changer radicalement. The Wall est un film où il n’y a pas de rédemption, où il n’y a pas de justice et où il n’y a pas d’espoir. Mais l’espoir, en un sens, c’est que ce film existe. Et que des gens, partout dans le monde, continuent inlassablement de s’élever contre le racisme et les injustices. L’Histoire de l’humanité est faite de murs et de barrières qui ne devraient pas exister. Le mur de Berlin à peine tombé, on se pique d’aller construire un nouveau mur en plein milieu du désert. C’est insensé, mais c’est la réalité.

The Wall

Primé à Berlin et couronné de six Magritte en 2018, InSyriated, le précédent long métrage de Philippe Van Leeuw, prenait la forme d’un implacable huis clos autour d’une famille syrienne assiégée par les bombes entre les murs de son appartement. C’est au pied d’un autre mur qu’il situe aujourd’hui l’action de The Wall, film choc et tendu où Jessica Comley, une border patrol haineuse et obsessionnelle, tue un migrant à la frontière entre l’Arizona et le Mexique, sur le secteur qu’elle est chargée de surveiller et de défendre… Objet en prise sur la terrifiante banalité du Mal, le nouveau long métrage de Philippe Van Leeuw se livre à une rigoureuse dissection du racisme ordinaire et de la peur de l’autre. D’une sécheresse absolue, Vicky Krieps laisse une impression durable dans la peau d’une meurtrière sans joie, convaincue d’être dans son bon droit.

De Philippe Van Leeuw. Avec Vicky Krieps, Mike Wilson, Simon Sears. 1 h 36. Sortie: 27/09.

Philippe Van Leeuw

Réalisateur de The Wall.

Vos deux précédents longs métrages adoptaient le point de vue des victimes. The Wall nous montre celui des bourreaux…

Oui, je voulais montrer le point de vue du tortionnaire. Le jour où Dieu est parti en voyage traitait du génocide au Rwanda et InSyriated de la situation en Syrie. Dans les deux cas, le bourreau restait quelque part une menace permanente mais extérieure. Il n’était pas élaboré en tant que personnage à part entière. Or, c’est l’autre face d’une même médaille. Ce personnage de tortionnaire, je voulais le placer dans un contexte d’état de droit plutôt que dans le chaos de la guerre où il n’y a pas de règles. Je voulais que la règle existe, mais que l’abus de pouvoir et l’impunité soient des composantes du personnage. Il se trouve que je vis avec une jeune femme américaine depuis dix ans, que je m’intéresse beaucoup à la politique américaine et que j’étais profondément choqué par l’accession au pouvoir de Donald Trump, personnage qui est lui-même une espèce d’archétype de l’abus de pouvoir et de l’impunité. J’ai donc tout de suite dirigé mon regard vers les États-Unis.

Vous parlez du personnage de Jessica comme d’une sorte de Jeanne d’Arc. C’est une femme en mission, en croisade presque…

Tout à fait. Elle tue un migrant, ce n’est pas prémédité, mais c’est un acte qui résulte d’une espèce de débordement, d’une perte de contrôle qui, on finit par le comprendre, était au fond inévitable. Parce qu’elle évolue dans un environnement brutal, délétère, terriblement permissif, mais aussi très paranoïaque. Et puis profondément raciste, donc. Or je pense que le racisme est une perversion de l’esprit pour laquelle il n’y a pas véritablement de retour possible. On ne naît pas raciste, on le devient. Mais une fois que c’est là, en soi, c’est quelque chose qui est, à mon sens, presque indéracinable.

Vous préparez toujours un film sur le roi Baudouin?

Ah oui, complètement. On est en recherche de financements. Mais le scénario est écrit. Il raconte la semaine durant laquelle Baudouin a refusé de signer la loi sur la dépénalisation de l’avortement. Il s’agit moins d’un biopic que d’un film sur un objecteur de conscience. Mais, en fait, on est là aussi dans l’abus de pouvoir et on est aussi dans l’emprise de la religion sur le pouvoir temporel. Et ça, je pense que c’est toujours très actuel. Il ne s’agit pas d’un film contre Baudouin, mais disons qu’il s’inscrit en opposition avec les convictions qu’il a affichées durant cette fameuse semaine.

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