Critique | Séries/Télé

Sur Be Séries, la série La Fièvre surjoue les fractures de la société française

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Marie Kinsky (Ana Girardot) 
expose au député Bertrand Latour (Johann Dionnet) son plan 
pour chauffer le pays à blanc. © Thibault Grabherr
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Titre - La Fièvre

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Créée par Eric Benzekri

Quand et où - Dès le 17 mai à 20h30 sur Be séries.

Casting - Avec Nina Meurisse, 
Ana Girardot, Benjamin Biolay

Nicolas Bogaerts Journaliste

Fiction en forme de prémonition funeste signée de l’auteur de Baron noir, La Fièvre tisonne les paranoïas de la France à feu vif. Malgré sa jouissance catastrophiste, sa fin en crossover ouvre le champ à d’autres possibles.

Un coup de boule et la France perd la tête. Le scénario d’Eric Benzekri, créateur de Baron noir, convoque toute la panoplie des hystéries collectives d’une France sous tension et sous le feu nourri des clash télévisuels, des pompiers pyromanes, des monomanes du communautarisme et de la communication. Jusqu’à précipiter la nation, dans un enchaînement diabolique, vers une probable guerre civile. La série débarque sur BeTV après avoir fait sensation en France, où elle a semblé parfaitement coller aux obsessions et paranoïas de l’époque: tensions politiques et communautaires, clivages identitaires et sociaux, violence et insécurité, racisme systémique ou prétendu anti-blanc, débats toxiques. La Fièvre a renvoyé à la France un tel reflet nauséeux en son miroir qu’elle a inspiré la Fondation Jean-Jaurès à collecter une série de textes autour des enjeux qu’elle porte ou gonfle à l’écran . Et de fait, dès l’ouverture de la série, le « corps social archipélisé » de la nation est exposé, tel un organisme disséqué sur la table d’André Vésale.

Ligne de fracture

Quand Fodé Thiam, star du Racing Paris et de l’équipe de France, décoche un coup de boule à son entraîneur en pleine cérémonie des Trophées du foot, le traitant de « sale toubab » (« sale Blanc » en wolof), une mèche courte, capable de faire exploser la question identitaire à partir d’un simple fait de match, est allumée. Sam Berger (Nina Meurisse), spécialiste en gestion de crise, est dépêchée au chevet du président du club, François Marens 
(Benjamin Biolay), pour l’éteindre. Désamorcer cette « bombe à fragmentation avec plusieurs foyers potentiels de détonation simultanés, sur toute la ligne de fracture majeure de la société française ». C’est sans compter l’égérie de la fachosphère, Marie Kinsky (Ana Girardot), stand-uppeuse et think tank à elle toute seule qui, s’emparant de l’affaire, y voit l’occasion de jeter de l’huile sur le feu identitaire couvant depuis plus de 20 ans: « C’est le 11 septembre de leur vivre ensemble« , dit-elle, ravie de ce nouvel enterrement d’une France rêvée Black-Blanc-Beur. Entre ces deux Marianne, deux versions de la France qu’elles paraissent représenter, montée en puissance à coups de clashs, de buzz et de vidéos virales, de contre-feux, de panels d’enquêtes « quali », de manœuvres en loucedé, de sondages et de reportages plus ou moins sensationnalistes, la guerre est déclarée. Cette guerre civile, inéluctable, qui guetterait un pays ne se vivant que par le prisme communautaire, Benzekri nous y conduit au risque de la prophétie autoréalisatrice.

Avec une frénésie contagieuse, La Fièvre convoque les incunables de la machine à fabriquer l’opinion: le marketing politique, les fake news, les réseaux sociaux, Cyril Hanouna ou la fenêtre d’Overton, cette théorie exprimant comment une idée éthiquement inacceptable finit par s’imposer. Ici, une loi autorisant le port d’arme citoyen. Mais ce faisant, la série ouvre la porte aux théories de Laurent Obertone, auteur prophétisant la guerre civile dans Guerilla ou La France Orange mécanique, 
brulôts paranoïaques dont s’abreuvent les agents du chaos. Sur le fond, cette polarisation extrême est un fantasme de plateau télé, très Bolloré-compatible. La société française, des études récentes le montrent, n’est absolument pas si clivée, que du contraire. À la séduction d’un récit médiatique qui entrevoit le pire, Benzekri offre peu d’antidote. Son souci de symétrie dans la représentation des camps mène à l’artificialisation des enjeux, des réponses et surtout des personnages: sans ambiguïté morale, ils sont mus par un idéalisme indépassable. Sam est cette part de la France qui cherche l’équilibre, quand Marie entend imposer un agenda cynique et funeste. Au fond, on connaît peu ce qui les anime. De même pour Kenza Chelbi (Lou-Adriana Bouziouane), militante décoloniale qui agrège Fodé dans ses luttes, quitte à se brouiller avec sa base. Leurs motivations profondes, contradictoires, échappent en permanence, au profit d’un scénario écrit d’avance, gavé de jargon et d’écrans de contrôle, jouant en permanence sur les biais de confirmation, le trouble entre cauchemar et prémonition, réel et fiction.

Crossover

Pourtant, une immense surprise survient au bout du sixième et dernier épisode (spoiler alert). Convoquée à l’Élysée, Sam Berger y rencontre le président de la République: « Alors ça c’est encore joué à peu… On en est où? Avant? Juste avant? Longtemps avant? Ou ça a déjà commencé, la guerre civile? » Derrière ces mots, Philippe Rickwaert (Kad Merad), alias le Baron noir. En croisant ses deux séries, Benzekri cherche-t-il à prolonger la porosité entre réel et fiction? En télé, les crossovers ont été nombreux (X-Files et Millenium, Beverly Hills 90210 et Melrose Place, ou les multiples séries dérivées de New York Police Judiciaire). Intervenant davantage sur un épisode, une scène, ils créent, au-delà du clin d’œil, un effet de réel produit par cette impression d’un monde multiple, étendu, cohérent, vivant sur fonds propres. Mais ils peuvent avoir un effet cathartique, thérapeutique: songeons à Curb your Enthusiasm, dont le dernier épisode vient d’être diffusé aux États-Unis. Larry David tire le rideau sur son ultime saison dans un formidable croisement avec l’indépassable Seinfeld, quand le sémillant Jerry vient le retrouver au tribunal pour le sortir de prison. L’occasion d’une repentance, d’une réécriture très méta et réjouissante du dernier épisode de Seinfeld, 26 ans plus tard. Toute similitude capillaire mises à part, Kad Merad et Larry David nous inspirent un même soupir de soulagement: et si tout cela, même largement inspiré du réel, n’était jamais que de la fiction? Et que toute fin peut se réécrire 
à l’envi, pour s’accorder une seconde chance, une 
meilleure porte de sortie?

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