Pourquoi les enfants écoutent la même musique que leurs parents? (ou comment le conflit des générations n’aura pas lieu)
Fini le conflit entre générations? Parents et enfants écouteraient en effet de plus en plus souvent les mêmes artistes, regarderaient les mêmes séries, iraient de plus en plus souvent ensemble au concert, etc. Grâce à Internet? Tentative de décryptage…
La scène se déroule il y a quelques jours, aux Nuits Botanique. Ce soir-là, la programmation rap affiche complet. À la dernière minute, Justin a quand même réussi à dégoter un ticket. Pour lui et… ses parents. Étonnant? Pas forcément. D’abord, parce que l’ado longiligne a beau tutoyer le mètre 75, il n’a toujours pas fêté ses 14 ans. Ensuite, parce que les sorties concerts sont une habitude familiale depuis longtemps. Ce qui n’implique pas forcément de partager les mêmes goûts, mais au moins une certaine curiosité. D’ailleurs, quand le rappeur Jewel Usain ouvre la soirée, entouré de trois musiciens, l’ado envoie un SMS à ses « darons », réfugiés au café: « Venez, il y a des instruments, ça pourrait vous plaire ». Plus tard, quand débarquent les vedettes du soir, Isha et Limsa, les parents sont toujours là. Se tenant quand même à distance du fiston. Il ne faudrait pas pousser non plus… Il n’empêche. La séquence illustre bien un phénomène qui semble de plus en plus prégnant: la diminution de plus en plus perceptible du fossé entre les générations.
Certes, ce n’est pas forcément ce que racontent certaines images d’actualité. Et pourtant, tout se passe comme si la guerre annoncée entre les boomers (nés entre 1945 et 1968) et les zoomers (nés à la fin des années 90) n’allait finalement pas avoir lieu. Il fut un temps où les disques de punk bruitiste ou les maxis de techno tapageuse tenaient les adultes à distance. Et servaient même à affirmer sa rébellion par rapport à l’autorité parentale. Aujourd’hui, tout le monde n’écoute peut-être pas la même chose. Mais les différences de goûts ne se transforment plus forcément en lutte existentielle.
Le conflit des générations ne sera pas musical
Le cas des festivals est un assez bon exemple de ce nouvel état d’esprit. Dans la foulée de Woodstock, les festivals rock ont longtemps été l’emblème par excellence de la grande fiesta jeune, avec tout ce que cela pouvait connoter d’excès et d’esprit libertaire. Aujourd’hui, les principaux événements de l’été sont devenus multigénérationnels, avec une moyenne d’âge qui ne cesse d’augmenter. Ce qui se retrouve dans les affiches -les têtes de gondole sont souvent les mêmes d’il y a 10 ou 20 ans. Et dans les conditions d’accueil -entre les campings VIP et les aménagements toujours plus confortables des sites, un séjour en festival n’a souvent plus grand-chose à voir avec l’expédition en mode survie que cela a pu longtemps représenter.
L’an dernier, une étude anglaise révélait ainsi que 39 % des Britanniques âgés de 50 ans et plus avaient déjà participé à un festival ou à une rave. Plus surprenant encore: 36 % des quinquas sondés affirmaient se rendre davantage en festivals aujourd’hui que pendant leur jeunesse. L’explication? Interrogée par le Guardian, la directrice de l’étude interprétait ces résultats comme la conséquence d’un « shift sociétal ». Les gens au-delà de 50 ans représentent non seulement « une proportion de plus en plus large de la population », mais ils abordent aussi le fait de prendre de l’âge avec des « attentes plus optimistes », envisageant des « années de liberté », pendant lesquelles « ils pourront voyager, apprendre de nouvelles compétences, vivre de nouvelles expériences -comme se rendre en festival »…
En Belgique, le mouvement semble identique. Selon un sondage daté de 2020, et réalisé par le VI.BE, équivalent flamand de Court-Circuit, les 26-39 ans sont ceux qui se rendent le plus souvent au concert. Tout en précisant que c’est dans les tranches d’âges 65-74 ans, et plus de 75, que la fréquentation a, proportionnellement, le plus augmenté.
Le grand brassage
Certes, il reste des exceptions dans le grand brassage des générations. Récemment, Libération consacrait un article sur les vexations que les plus de 40 ans pouvaient subir en club ou dans les soirées électroniques. « La dernière fois, les jeunes m’ont pris pour un flic des stups! », y raconte un quadra confus (on confirme). Même chose du côté du hip-hop. Depuis que le festival liégeois les Ardentes a pris le tournant du rap, par exemple, il est rare d’y voir encore des quinquas y pointer leur nez.
Et pourtant, même là, les ponts se créent. Après tout, la plupart des figures tutélaires de la techno et de la house music atteignent elles-mêmes tout doucement le cap des 60 ans. Devenu aujourd’hui un genre dominant, le rap fête quant à lui son demi-siècle. Il y a un peu plus d’un an, Geneviève se décidait à investir les réseaux pour partager sa passion pour le rap. Sexagénaire, longtemps fan de William Sheller, elle y donne son avis sur les dernières sorties, ou livre ses impressions à la sortie du concert de Kendrick Lamar ou La Fève.
Résultat: sous le nom de Genevière Rapjeu, elle cumule aujourd’hui quelque 50 000 abonnés sur Instagram. Et pas loin de 60 000 sur TikTok. Dans une vidéo, elle se défend toutefois de tout jeunisme ou démagogie. « J’écoute toujours ce que j’écoutais avant, quand j’avais 15 ans. Mais je ne vais pas vivre à l’écart du monde actuel. Ça m’intéresse de savoir ce qui se passe aujourd’hui. »
Le respect des aînés
Le mouvement va d’ailleurs dans les deux sens. Alors que les Sex Pistols ne manquaient jamais une occasion de cracher sur les Beatles ou Presley, les idoles teenager du moment n’hésitent plus à rendre hommage à leurs aînés. D’Olivia Rodrigo chantant en duo avec Billy Joel, à Billie Eilish faisant de même avec Dave Grohl. Il ne se passe pas non plus un mois sans qu’un vieux tube oublié ne soit redécouvert et embrassé par les millennials et autre Gen Z.
L’un des exemples les plus fameux est évidemment le Dreams de Fleetwood Mac. Tiré de leur classique Rumours, sorti en 1977, le morceau a été remis dans les oreilles des jeunes générations grâce à une vidéo TikTok. L’autre cas d’école concerne Kate Bush. Tube eighties, son Running Up That Hill a dû attendre 2022 pour atteindre la première place des charts britanniques. Cette fois, c’est la série Stranger Things qui a propulsé le titre, boosté ensuite par l’accélérateur de particules qu’est devenu TikTok.
En soi, la saga signée Netflix (quatre saisons jusqu’ici) illustre elle-même très bien la façon dont les générations peuvent se retrouver. Car il n’y a pas que la musique pour lier la sauce entre boomers, X, Y, Z et autres alpha. S’il a été « bingé » en priorité par les ados, Stranger Things a aussi pu attirer les quadras, titillés par l’esthétique sci-fi/fantasy très eighties de la série. Même principe pour de nombreux formats YouTube qui ne se privent plus d’utiliser une grammaire visuelle que l’on pensait pourtant réservée à télévision, ce vieux média de
l’ancien monde.
Nerf de la guerre
Comment expliquer que le fossé entre les générations, se soit ainsi résorbé? Mystère. À moins de se tourner, comme on le fait désormais quand l’énigme reste sans réponse, vers le… Net. En effet, ce qui aurait dû créer une fracture digitale entre les âges serait aussi ce qui l’a effacée. Par exemple en rendant accessible en un clic des artefacts culturels qui, auparavant, étaient introuvables. Un ado des années 60 devait chercher pour mettre la main sur des livres ou des enregistrements des années 40. Aujourd’hui, le moindre disque de blues primitif est devenu aussi facile à dénicher que le dernier single de Taylor Swift. Déjà dans les années 80, la réédition massive sur le nouveau format CD et l’arrivée du sample avaient flouté les frontières entre les époques. Le Web et la révolution numérique ont achevé la mue. Et fait exploser l’idée de générations telle qu’on la connaissait jusque-là.
Dans son article, Never Mind the Generation Gap?, la chercheuse Helen Elizabeth Davies soutient ainsi « l’idée que l’accès aux technologies et aux espaces joue un rôle tout aussi important -si ce n’est plus- que le goût musical dans les négociations quotidiennes entre adolescent(e)s et parents autour des questions de pouvoir, de contrôle, d’écoute musicale et d’identité ». Autrement dit, le nerf de la guerre entre parents et enfants n’est pas tant ce que ces derniers consomment. Mais la manière dont ils le font. Écouter Travis Scott, jouer à la Playstation ou regarder Squid Game, oui. Mais pas partout, pas tout le temps.
Autres obsessions
.Au-delà, on peut toujours s’entendre. En regardant ensemble la Star Academy, qui réunit désormais aussi bien les teenagers que leurs parents ou les trentenaires nostalgiques de leur enfance. Voire en se retrouvant autour d’un même docu Disney+ -le Get Back!, des Beatles, par exemple. Ou en alternant les choix dans la playlist Spotify pour contenter tout le monde. Tout se passe comme si le soi-disant conflit entre les générations avait changé d’enjeu. Voire s’était carrément vidé de son essence même: l’idée d’une jeunesse en rébellion contre ses aînés.
Pour la philosophe (et musicienne) Agnès Gayraud, c’est clair dans la manière dont la pop mainstream s’est transformée. Ses principales stars ne se positionnent en effet plus en opposition à ses prédécesseurs. Elles ne se soucient plus de leur »situation particulière dans la pyramide des âges ». Ce qui les mobilise touche plutôt aux questions d’identité, qu’elle soit de genre, de race, etc. Et d’écrire ainsi dans son article Younger than yesterday: jeunesse pop à travers les âges: »De Earl Sweatshirt à Beyoncé, (…) l’obsession n’est pas à la jeunesse, l’identité n’a que faire de l’inexpérience, qu’elle veut sans cesse dépasser, et la sexualité libérée s’aborde sous le signe du consentement et de la puissance, non du frisson de l’interdit et des premières fois. En 2022, on peut rapper à 17 ans avec au cœur le sentiment d’être une sorcière centenaire revenue d’entre les morts pour pratiquer des rituels magiques ». La jeunesse est morte. Vive la jeunesse? ●
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici