Karim Hammou: « En tant que créateurs d’œuvres, il est normal que les rappeurs fassent l’objet de critique. »

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Le rap est-il le poil à gratter désinhibé de la pop culture?  Le point de vue de Karim Hammou

Malgré son immense popularité, le rap fait régulièrement l’objet de polémiques. La faute aux médias qui n’ont toujours pas intégré les codes du genre ? Ou au rap-même, qui en revendiquant le second degré et le droit à la fiction, joue avec le feu ? Le point de vue du sociologue, Karim Hammou, auteur en 2022 de 40 ans de musiques hip-hop en France, en collaboration avec Marie Sonnette-Manouguian.

Quelle est votre lecture de la polémique/séquence autour de l’invitation de Médine par des partis politiques ?

Cette séquence se situe à l’intersection de deux temporalités distinctes. D’une part, on observe une tactique menée par Renaissance pour stigmatiser l’opposition de gauche, tactique dont l’emblème est la rhétorique de « l’arc républicain », transformant une expression née de la résistance à l’extrême-droite en outil de symétrisation entre le Rassemble national et LFI.  D’autre part, la polémique s’inscrit dans l’histoire plus longue de la pénalisation politique d’artistes de rap – dont Médine est l’une des cibles privilégiées depuis dix ans.

L’ « affaire » Médine fait partie d’une longue série de controverses autour des artistes rap. Comment expliquer cette tendance du rap à faire débat ? Est-ce dû à la nature-même de la musique rap ? Faut-il davantage chercher une explication dans la stigmatisation dont serait toujours victime le rap ?

Le rap fait débat, volontairement, parce qu’une partie importante de ses artistes ont porté sous une forme conflictuelle plutôt que consensuelle des questions politiques, et qu’ils et elles sont nombreux.ses à combiner un usage vulgaire de langue avec des formes d’écriture plus conventionnelles dans la chanson. Le rap fait aussi débat involontairement parce qu’il reste associé depuis trente ans à une catégorie stigmatisée de la population, la jeunesse masculine non-blanche des quartiers populaires, catégorie désormais  régie dans l’espace public médiatique par une logique de la menace et du soupçon. La figure publique de Médine condense ces deux dimensions et y ajoute le symbole d’un artiste musulman engagé contre l’islamophobie.

C’est d’abord dans cette matrice que les premières controverses de grande ampleur sont nées, à la fin des années 1990 et dans les années 2000 : des formules chocs portées par des artistes incarnant une forme d’altérité dans les espaces publics médiatiques. Ces controverses ont touché des rappeurs qui dénonçaient le racisme, les violences policières, le rôle de l’Etat dans la production des inégalités. Elles revêtaient sans ambiguïté une dimension nationaliste et réactionnaire.

Dès cette époque, la pénalisation politique du rap multiplie de façon souvent fantaisiste les accusations pour mieux disqualifier les artistes visés : accusations de sexisme pour NTM, inversion de l’accusation de racisme pour Sniper (« racisme anti-blanc », antisémitisme), injonction à se justifier publiquement de soupçons d’homophobie pour La Rumeur, etc . Néanmoins, être rappeur (et être criminalisé par l’extrême-droite ou le gouvernement) n’est pas une garantie de perfection morale ou un certificat d’irréprochabilité. Et depuis ces affaires, d’autres controverses sont également nées dans les années 2010 d’agendas politiques différents, ciblant en premier lieu des propos ou des œuvres sexistes, homophobes, racistes, etc.

La question est aussi sous quelles formes, et dans quelle temporalité ces critiques se déploient. Ce n’est pas la même chose de traiter Médine de « déchet », voire d’en faire un épouvantail infréquentable en le présentant comme un islamiste apologue de crimes, et de l’interpeller ou de dénoncer la dimension antisémite des « quenelles anti-système » qu’il a mis en scène en 2014. Dès cette époque, d’ailleurs, Médine avait été vertement critiqué, et ces critiques ne sont pas restées lettres mortes, comme nombre d’œuvres et de déclarations publiques de l’artiste le montrent depuis.

Est-ce que les controverses liées au rap sont-elles plus ou moins nombreuses, maintenant qu’il est devenu une musique extrêmement populaire ? Les critiques ont-elles éventuellement changé de nature depuis qu’il est devenu mainstream ?   

La grande popularité du rap laisse, me semble-t-il, la fréquence des controverses inchangées. En tant que créateurs d’œuvres, a fortiori lorsqu’ils privilégient des formules chocs, il est normal que les rappeurs fassent l’objet de critique. En tant que personnalités publiques également, il n’y a pas de raison de considérer que les propos des rappeurs sont au-dessus de tout débat. Mais la critique n’est pas synonyme d’ostracisation de l’espace public. Et le débat peut se faire sans décontextualiser les paroles ou les propos d’un artiste, sans recourir au procédé du déshonneur par association (untel a participé à un événement avec untel, lui-même défini comme infréquentable), ou encore sans l’outrance que l’extrême-droite a banalisé depuis vingt ans dans le traitement médiatique du rap, et qu’une large frange du monde politique a désormais repris à son compte.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content