Les raisins de la colère

© Catherine Barnett

À travers la radioscopie d’une famille progressiste, Ben Lerner met au jour les causes profondes qui ont mené à Trump. Un tour de force.

Il en va de la littérature comme du cinéma: certains se contentent de répliquer des recettes usées jusqu’à la fibre quand d’autres exploitent toutes les ficelles disponibles pour offrir une expérience viscérale. C’est la différence entre un Marc Levy et un Ben Lerner. Ce dernier, qui avait déjà brouillé les cartes entre fiction et autobiographie dans le désopilant 10:04 en 2016, poursuit son exploration des limites du langage avec L’École de Topeka, du nom de cette ville du Kansas où s’est installée la famille Gordon à la fin des années 60. Pas pour y goûter le conservatisme féroce local incarné par le révérend Phelps et sa clique qui brandissent des pancartes “DIEU HAIT LES PÉDÉS” à la moindre occasion, mais bien pour profiter du rayonnement de la Fondation, sorte de Mecque de la psychiatrie où ces deux psys ont trouvé un espace de réflexion certes stimulant mais cadenassé par “sa vieille garde analytique” mâle et blanche.

Une famille américaine progressiste typique en somme. C’est-à-dire névrosée et travaillée par des vents émotionnels contraires dont les déflagrations pimentent un récit tissé dans le chaos intime des voix intérieures: celle de Jane, qui, malgré un best-seller féministe lui valant les honneurs mais aussi un flot de haine, est hantée par le spectre d’un abus sexuel -et la passivité complice de sa mère-, celle de Jonathan, qui prétend devoir sa réussite à son “manque d’ambition” et trimballe partout un sentiment de culpabilité, et enfin celle d’Adam, leur fils, qui tente de concilier son côté cérébral -il excelle dans les concours de débats où l’on pratique “l’étalement”, une sorte de K.-O. rhétorique- avec les impératifs de popularité et de virilité propres à l’adolescence.

© National

L’ironie du sort

Intrigues en lacets, allers-retours temporels, ruptures de ton et digressions perchées et passionnantes -sur l’art du combat verbal, sur l’interprétation d’une nouvelle d’Hermann Hesse…- donnent à ce portrait à l’humour un peu désespéré des airs de comédie intello. Dans une autre vie, les Gordon auraient pu être des personnages de Woody Allen. L’auteur n’est pas poète pour rien. Il privilégie les sensations au guidage GPS, les courbes aux angles droits. C’est à la fois déroutant et savoureux. Ben Lerner joue avec les codes de la littérature, éclaire de l’intérieur ses sujets comme pour mieux ironiser sur l’état de délabrement moral d’une Amérique prisonnière “d’une adolescence sans fin”.

Pour enfoncer le clou, les pensées confuses et sans filtre de Darren surgissent entre les monologues. Le sort de ce simple d’esprit, victime de brimades, illustre à la fois l’échec de la prise en charge thérapeutique et la cruauté d’une jeunesse fondamentalement archaïque. Les idéaux libéraux ont fait long feu, pervertissant jusqu’au langage, transformé en redoutable outil de communication. Un boulevard pour la violence et pour Trump. De l’intime au politique, il n’y a qu’un pas que le finaliste du Prix Pulitzer 2020 franchit avec panache et élégance.

L’école de Topeka

De Ben Lerner, éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 416 pages.

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