Entre chambrage et américanisation à outrance, il y a de la friture sur la ligne du rap français. Plus qu’avant? Pas certain. Etat des lieux au moment où sort le nouvel album de Rohff.

Rohff est enfoncé dans le canapé, les sourcils froncés. Au bout de cinq minutes, le rappeur parisien agrippe le petit appareil posé sur la table –  » ça ne dérange pas? » – et le rapproche de son visage, comme s’il voulait être certain d’être bien compris.  » Je suis dans le côté authentique. Je suis moi-même. Je n’ai pas envie de jouer un rôle qui ne me ressemble pas. Après, ça passe ou ça casse, c’est ça le truc. Il n’y a pas de règle, chacun fait ce qu’il veut: si vous vous inventez un personnage, que c’est bien fait, tant mieux. Mais moi, ce n’est pas mon registre. Je suis trop moi-même pour être quelqu’un d’autre. » En l’occurrence, Rohff, né Housni Mkouboi (aux îles Comorres, 1977), l’une des figures de proue du hip-hop made in France. Son créneau: le côté street du rap français, ombrageux, irascible. Revendicatif aussi, mais pas forcément engagé. Son idolereste encore et toujours Tupac, icône assassinée du gangsta rap.  » Ce qu’il a fait est intemporel. Vous sentez qu’il est dedans, qu’il est sincère. Même quand il est contradictoire, qu’il s’énerve un jour et parle de paix le lendemain. Cela fait partie de l’être humain. C’est ce que j’aime bien. Moi je suis aussi un peu commeça. » Le parallèle vaut jusqu’à la case prison par laquelle Rohff est passé récemment. Il y a un an, il sortait de Fresnes – y purgeant une peine de 5 mois après avoir mis un calibre sous le nez d’un de ses frères – pour remonter directement sur scène, en première partie de la superstar américaine 50 Cent.  » Je sortais de l’isolement et je me retrouvais devant 17 000 personnes. J’ai eu très mal à la tête le soir. Très très mal. Mais le public m’a bien accueilli, alors que je craignais que les médias n’aient peut-être entaché mon image, en disant n’importe quoi. J’étais agréablement surpris. » A la sortie de scène, il enfilera le bracelet électronique de sa liberté conditionnelle.  » C’est spécial, c’est sûr. Mais je ne suis même plus étonné en fait. Depuis tout petit, ma vie est un enchaînement de différentes cascades. »

Problème de reconnaissance

La dernière en date est son nouvel album publié cette semaine, intitulé Le Code de l’Horreur (chez EMI). Un clin d’£il à son premier opus, Le Code de l’Honneur, sorti en 99. De l’un à l’autre, on ne sait toujours pas ce qu’il faut en déduire… Le disque est un petit événement. En outre, il arrive au moment où sort le dernier CD de Booba, l’autre superstar du rap français. Les paris sont ouverts sur celui qui emportera le pactole… A eux deux, ils résument bien la scène française actuelle. Rohff fait figure de puriste, quand Booba s’est fait le champion du rap de caillera, proposant une attitude bling bling, et des textes volontiers outranciers et misogynes.

Le rap cartonne toujours dans les ventes, au moins autant qu’il brille par son absence sur les plateaux télés. Il faut dire qu’il n’a pas excellente réputation. En octobre dernier, sur la scène d’Urban Peace, mégaconcert regroupant la crème du rap et r’n’b hexagonal au Stade de France, Booba lançait sa bouteille de whisky sur des premiers rangs chahuteurs. Ambiance…  » On peut quand même remercier Booba, ironise Fred Musa, animateur de Planète Rap sur Skyrock, la radio organisatrice de l’événement. Sans lui, aucun média n’aurait relayé l’info. Cinquante mille personnes se rassemblent au Stade de France, et personne ou presque n’en parle. Il y a un vrai problème de reconnaissance. »

Rivalités

C’est indéniable. Vingt-cinq après son apparition en France, le hip-hop reste fort peu évoqué dans les médias généralistes. Et quand il l’est, c’est le plus souvent pour des incidents connexes. Il faut dire que le rap hexagonal tend souvent le bâton pour se faire battre.  » Il se passe plein de choses, c’est une scène très vivace, insiste Fred Mousa. Mais s’il y a un problème, pour moi, c’est peut-être sa tendance à l’autodestruction. » Piques assassines envers les collègues, embrouilles, tensions: la mode est au clash, plus ou moins frontal. L’an dernier, c’était Rohff et Kery James qui se frottaient à MC Jean Gabin, d’abord physiquement sur le trottoir, ensuite par vidéos interposées sur le Net. Journaliste au quotidien Libération, Stéphanie Binet suit de près la culture hip-hop:  » Les médias généralistes ne la prennent toujours pas au sérieux. Mais on peut le comprendre quand on voit des débilités pareilles. » Surtout que pendant ce temps, l’Etat se pourvoit une seconde fois en cassation contre le groupe La Rumeur pour diffamation contre la police, sans que cela n’émeuve grand-monde dans le milieu, peste-t-elle…

Les rivalités ont pourtant toujours fait partie du rap, milieu artistique hyper compétitif.  » La différence aujourd’hui, explique Stéphanie Binet, c’est Internet qui jette de l’huile sur le feu. Avant, tout cela restait limité à un petit microcosme, qui voyait cela avec encore un certain recul. Souvent, le temps que l’interview soit publiée, le problème avait même le temps de se dégonfler. On n’en n’est plus là. Maintenant, il y a une presse people rap: elle n’est pas écrite, mais se passe sur le Net ou à travers des DVD numériques bricolés, avec des gamins qui prennent tout ça très au sérieux. » Dee Nasty fait partie des pionniers du hip-hop français.  » Ça ne me concerne même pas. J’ai 48 ans. Ces gamineries, cela n’enrichit pas notre culture. Mais ces personnes n’ont jamais prétendu l’honorer. Ils l’ont reçue sur un plateau, et se contentent de faire de l’argent avec. »

Yéyés

Au-delà de ces rivalités, le clash, le vrai, n’est peut-être pas là où on le pense. Quand on demande à Rohff ce qu’il écoute en rap français, la réponse est simple :  » Ça ne passe pas dans mes oreilles. Y a pas de rap français qui me donne envie de faire des pompes, qui me donne la pèche, dans lequel je me reconnais. » Une manière crâneuse de faire le vide autour de lui? Pas seulement. Dee Nasty donne sa version des faits:  » Il reste des trucs très bien, comme ce que font Oxmo Puccino, Enz ou Kalash. Mais pour le reste, tout le rap juvénile de brailleur qui fait des photocopies de crunk, c’est quand même un peu le nivellement par le bas. » Dans J’attends l’explosion, Kalash dénonce plus directement ce qu’il appelle le retour des yéyés:  » Pendant que les uns s’éclatent dans le clonage d’Amerloques/la droite se relooke et nos prisons suffoquent. »

Domine ainsi aujourd’hui une version ostentatoire du rap, avec grosses bagouzes et filles en string. Une copie conforme en fait des clichés sexistes et bling bling venus des Etats-Unis, loin de toute prise de position politique.  » Booba cartonne dans ce créneau, mais à la limite, il est un des seuls à pouvoir assumer ça, relève Stéphanie Binet . Au-delà, j’ai peur que l’on soit en train de perdre cette identité propre qu’avaient façonnée des groupes comme IAM, NTM, Time Bomb… »

NTM justement. Avec Iam et Solaar, ils sont l’objet de la dernière sortie en date de Booba.  » C’est de l’antiquité« , rappe-t-il sur son nouvel album.  » C’est nous maintenant, a-t-il expliqué à la télé. C’est notre heure. » Et d’avouer ne pas comprendre que NTM puisse remplir cinq Bercy, sans un seul nouveau morceau. Le conflit des générations du rap français serait-il officiellement lancé?

En concert, le 28/03, à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

Booba, 0.9, chez Universal.

Texte Laurent Hoebrechts

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