« Un écrivain ne doit pas imaginer que l’IA va produire un best-seller à sa place »

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Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

“Bonjour à toi aussi, cher humain! Quelle belle question que tu poses ce matin! La littérature, c’est un peu comme un voyage dans l’imaginaire et dans les émotions humaines, tu ne trouves pas?” Ainsi commence la réponse que ChatGPT a fournie à Alexandre Gefen, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des liens entre littérature et nouvelles technologies, qui lui posait cette question: “Qu’est-ce que la littérature? Réponds-moi sous la forme d’un court dialogue plein de vie et de fantaisie.”Le chercheur et essayiste français intègre en effet de nombreuses interventions de l’agent conversationnel développé par OpenIA dans le livre qu’il lui a dédié: Vivre avec ChatGPT. Une manière percutante, déroutante aussi mais pertinente, de nourrir la réflexion sur les rapports entre création, art et machines et de remettre les pendules à l’heure de l’essor des IA génératives.

En mars dernier est sorti Créativités artificielles – La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle, un ouvrage collectif que vous avez dirigé. Dans quel contexte est né ce projet?

2018 a été l’année des premiers usages artistiques de l’IA: celle de la publication de 1 of the Road, considéré comme le premier roman signé par une IA, créée par Ross Goodwin, mais aussi celle de la vente aux enchères par Christie’s du Portrait d’Edmond de Belamy, une impression sur toile réalisée par un programme d’intelligence artificielle. En même temps, on pouvait remarquer que la fiction parlait constamment d’IA, avec notamment la sortie de Terminator: Dark Fate et la suite de Blade Runner, Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, ou encore la série Westworld. Il m’a semblé que c’était le moment de se pencher sur les fictions produites par l’IA ou mettant l’IA en scène. En juin 2021, pendant la pandémie, j’ai organisé le colloque en ligne “IA Fictions”, premier colloque sur l’intelligence artificielle dans la fiction, qui a abouti à la publication de Créativités artificielles.

Si l’IA produit des discours racistes, cela tient à la matière qu’on lui a donnée.

Comment peut-on parler de “créativités artificielles”? N’y a-t-il pas une contradiction qui sous- entendrait que la machine puisse sortir des rails qui lui ont été fixés?

Avec les derniers développement de l’IA, la machine parvient à produire des choses originales, dans le sens de “jamais vues”, et ce de manière infinie. Ce qui crée un effet de trouble, c’est que certaines de ces productions peuvent désormais être confondues avec des productions humaines. C’est très différent par exemple de la poésie combinatoire de Raymond Queneau (qui a notamment publié en 1961 Cent mille milliards de poèmes, un livre-objet aux pages découpées en 14 languettes pour 14 vers de sonnets à combiner, NDLR), qui produisait des poèmes de manière tout à fait prévisible. Ici, la machine combine des éléments existants -la machine combine toujours à partir d’éléments du passé-, mais pas selon un algorithme simple, pas selon une logique de construction à la façon de briques Lego: elle le fait selon des combinatoires extrêmement complexes. L’IA produit des textes en fonction de ceux qu’on lui fournit et c’est là qu’on a pu remarquer certaines dérives. Par exemple des réponses complotistes qui reflètent le complotisme présent en masse dans les ressources du Web. Si l’IA commence à produire des discours racistes ou extrémistes, cela tient à la matière qu’on lui a donnée.

Est-ce que l’IA est désormais capable de comprendre comment les êtres humains inventent et créent?

Non. Elle ne reproduit pas le processus créatif, mais elle abstrait la manière dont, dans le cas de DALL-E (programme d’IA capable de générer des images à partir de descriptions textuelles, NDLR) par exemple, les images existent. Puis elle fabrique une nouvelle création. Cette création est la fois très originale mais elle correspond à quelque chose qu’on attend de la machine. C’est une forme de créativité infinie, mais qui ne produit pas les mêmes surprises qu’avec la création humaine.

La seconde partie de Vivre avec ChatGPT est consacrée à “l’art du prompt”. La créativité va-t-elle se déplacer dans la manière de rédiger les requêtes adressées à l’IA?

On peut effectivement se demander si la créativité ne devient pas alors celle de celui qui produit les prompts (des commandes écrites, NDLR) soumis à la machine. C’est une forme de créativité déléguée, un peu à la manière de ce que fait un chef d’orchestre avec ses musiciens. Ce débat nous amène aussi à questionner la créativité humaine, puisqu’au fond celle-ci n’est pas si “originale” que ça. Combien d’artistes ne s’inspirent-ils pas de ce qui existe déjà? Il faut rester modestes par rapport à notre propre créativité.

Quels conseils donneriez-vous à un écrivain par rapport à l’utilisation de l’IA?

Je lui dirais d’apprendre à se servir de ChatGPT sans pour autant imaginer que l’IA va produire un best-seller à sa place. ChatGPT pourrait être utilisé pour écrire une description, ou un début de roman. Il faut d’ailleurs souligner qu’en tant que IA pensée pour le grand public, ChatGPT est une IA disciplinée, “alignée”: ses programmateurs ont établi des garde-fous afin d’éviter que ça ne déraille. Toute une série de règles morales lui ont été imposées. Elle a été programmée pour ne pas produire de contenu lié à la haine, à la violence, au sexe. Or, sans ces éléments-là, un roman serait tout de même un peu fade. Pour que ChatGPT puisse produire un roman, il faudrait aussi qu’il soit capable de générer des textes plus longs que ce qui est possible maintenant. Les créateurs doivent apprendre le fonctionnement, l’intérêt et les limites de l’IA au lieu de se limiter à la peur ou à la fascination.

Alexandre Gefen

1999 Fonde le site internet Fabula, consacré à la recherche en littérature.

2013 Rejoint le Centre d’étude de la langue et de la littérature française UMR 8599 du CNRS et de l’Université Paris-Sorbonne.

2021 Organise “IA Fictions”, premier colloque sur l’IA dans la fiction.

2023 Publie Créativités artificielles – La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle, ouvrage collectif qu’il dirige (Les Presses du Réel), et Vivre avec ChatGPT (éditions de l’Observatoire).

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