Le prix Médicis pour Kevin Lambert, déjà lauréat du prix Décembre: « Les réactionnaires font souvent une équivalence entre censure et lecture sensible »

Kevin Lambert © https://img.static-rmg.be/a/view/q75/w/h/5530432/lambert-kevin-benedicte-roscot-02-jpg.jpg

On a rencontré le passionnant Kevin Lambert, lauréat du prix Médicis ainsi que du prix Décembre pour son nouveau roman Que notre joie demeure et porte-étendard de la nouvelle vague québécoise qui déferle depuis quelques années dans nos librairies.

«Au début, l’idée c’était de faire un roman sur la richesse, sur les ultra riches, même.» Lancée par un Kevin Lambert en veste Quechua qui, dans ce bar cher à feu Arno, vient de commander une gueuze, la phrase peut surprendre. D’autant que son précédent roman, le remarqué Querelle (prix Sade 2019) qui l’a fait connaître chez nous, portait sur une grève d’ouvriers dans une scierie de son Québec natal. En se promenant dans son quartier de Montréal, il constate «les effets de la gentrification, des appartements qui sont rasés pour construire des belles maisons d’architectes. Je me demandais toujours: mais qui a les moyens de faire ça? qui peut prendre ces décisions-là? qui peut construire des tours immenses d’appartements de luxe? Je me suis dit: ce serait intéressant d’aller voir comment pensent ces gens-là, comment ils s’expliquent le monde à eux-mêmes.»

Alors Que notre joie demeure, son nouveau roman, décrit les mésaventures d’une architecte géniale et mondialement renommée à la Zaha Hadid. Céline Wachowski est riche, donc, à la tête d’une grande entreprise, et même héroïne d’une série Netflix. On la découvre dans «une de ces soirées où l’ennui se présente perversement, sans frapper». L’auteur la décrit pendant de longues pages d’une prose étourdissante, comme un long plan-séquence virtuose où la caméra virevolterait d’un personnage à l’autre. «Je trouvais ça intéressant parce que c’est de l’art aussi, l’architecture. Mais c’est l’art qui a le plus de conséquences sociales directes», nous précise l’auteur. Ces conséquences, Céline ne les a peut-être pas mesurées. Aussi, fini les rires -même de façade-, un article à charge va la mener vers sa chute…

Gentrifiction

Dans le texte, tantôt il se moque gentiment, tantôt on le sent en empathie avec son personnage principal. Lorsqu’on le fait remarquer à Kevin, il précise: «J’ai pas besoin de déshumaniser puis de caricaturer mon personnage pour qu’on comprenne qu’il y a une critique de la richesse. Je vois pas le monde de manière binaire. Donc je vais créer un vrai personnage complexe et développer une forme d’identification, d’attachement à elle au cours du roman. Autant ses actions me dérangent, autant je la trouve attachante, finalement.»

Au plus bas, elle trouvera du réconfort dans la lecture de Proust. Au rayon des influences, il nous cite aussi Virginia Woolf, Henry James, Thomas Bernhard, Marie-Claire Bley pour le Québec, tous représentants de la classe dominante. «Pour chacun de mes livres y a une espèce de corpus qui m’inspire, que je lis en écrivant.» On évoque du coup ses compatriotes, dont les livres ont débarqué en masse et soufflé un vent de fraîcheur sur les lettres francophones depuis quelques années, comme Marie-Ève Thuot. On ose même le gros mot “courant littéraire”: «Je n’ai pas eu l’impression que ce sont des gens qui se sont donné une esthétique ou qui ont fait un manifeste. Je dirais pas que c’est un courant, mais il y a clairement une activité forte. Au Québec, il y a eu au début des années 2000 un gros changement de vague. C’est comme si, mettons en 2006, Gallimard, Seuil, Grasset avaient perdu en popularité, et que toutes les jeunes maisons indépendantes avaient pris le relais.»

Dans le feu de l’action, on ne peut s’empêcher de le faire revenir sur la demi-polémique initiée par Nicolas Mathieu concernant son usage d’un sensitive readerJe comprends pas trop, honnêtement. Parce que je pense qu’au début il y avait un malentendu, puis je me suis expliqué, puis il refait une entrevue où il dit la même chose qu’au début. J’étais sûr qu’on avait réussi à se comprendre. Mon seul problème c’est que je n’ai jamais dit qu’on n’avait pas le droit de critiquer la lecture sensible. Tabarnak, comme on dit au Québec. La seule chose que j’ai dite c’est que les réactionnaires font souvent une équivalence entre censure -c’est un gros mot «censure» quand même- et lecture sensible. Puis, il a dit qu’il faisait relire ses livres par des gens. Je me suis dit: «Mais… on dit la même chose là, mec!» On mélange beaucoup de choses pour faire une sorte de récit paranoïaque selon lequel la France serait envahie par des idées «woke» qui viseraient juste à censurer la création.» Avec tout ça, «la littérature passe un peu à la trappe. Alors qu’en plus le livre aborde un peu certaines de ces questions de l’ordre de la sensibilité: qui peut écrire quoi? Comment on travaille quand on touche à des enjeux qui peuvent avoir des conséquences qui nous échappent?»

Mais pas seulement: après un début aérien non dénué d’une certaine froideur, plus ou moins au moment exact où son héroïne Céline s’éprend de la prose proustienne, le récit paraît se réchauffer. L’aventureux Lambert expérimente et brouille les pistes, et sa «starchitecte» se raconte des histoires (et lit La Recherche à sa sauce). Alors, c’est vrai, on ne sait plus trop quoi penser d’elle… Lambert nous distille aussi quelques passionnantes théories sur la création, comme celle du «chef-d’œuvre fantasmé» de l’artiste, qui n’existerait, par-delà les contraintes et les figures imposées, que «dans les limbes de son imagination». Puisqu’il y est question d’architecture, d’aucuns prétendent que l’écriture du natif de Chicoutimi s’est, elle aussi, gentrifiée -on préfère affirmer que le texte, crédible de bout en bout, est savamment charpenté.

On en termine de nos «breuvages» en demandant ce que cela lui fait, d’être nommé sur la première liste du Goncourt (il a entre-temps été écarté de la deuxième et il a reçu ce 31 octobre le Prix Décembre). «Ça attire l’attention sur le livre, et tant mieux. J’écris pour être lu!»

Que notre joie demeure ****, de Kevin Lambert, éditions Le Nouvel Attila, 368 pages.

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