Photobaston: la guerre des photos de concerts

Josh Homme, le soir de son solide coup de pied à la photographe Chelsea Lauren le 9 décembre dernier, s'est également entaillé la figure au couteau. © ISOPIX/REX/Shutterstock
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le coup de pied de Josh Homme dans la gueule d’une photographe lors d’un concert californien en décembre repose la question: l’industrie rock banalise-t-elle le mépris envers les pros de l’image?

C’est évidemment sur YouTube. Le 9 décembre dernier, lors d’une prestation de Queens of the Stone Age au Forum de Los Angeles pour la radio KROQ, Josh Homme broute son solo de guitare lors du quatrième morceau lorsqu’il décroche un solide coup de pied dans l’appareil d’une photographe appuyée contre la scène. En passant, nonchalamment, sans raison apparente. Le lendemain, le mec se répand en excuses d’avoir visé la caméra de Chelsea Lauren, reporter de l’agence Shutterstock, qui termina la soirée aux urgences. Si Homme bat ensuite sa coulpe à l’adresse de sa cible d’un soir -« Je me suis conduit comme un complet connard, je suis vraiment désolé et j’espère que tu es ok » on renâcle à mettre le geste uniquement sur un surplus d’alcool ou de médecine extra-légale. En fait, la décontraction apparente (…) empruntée ce soir-là par le musicien américain rappelle une photo prise pendant la guerre de Yougoslavie, visible sur le Net. Sur l’image de 1992 signée Ron Haviv, on voit un paramilitaire serbe de dos, donner un coup de pied à une femme morte allongée au sol. La main gauche tenant précieusement une clope alors que la godasse de cuir va s’écraser sur le visage du cadavre. Sans raison autre qu’un surplus de mépris affiché. Si Homme est donc un connard manquant de self-control -dixit lui-même- plutôt qu’un fasciste revanchard, son geste indique aussi le malaise endémique d’une industrie parfois dépassée par sa propre starification. On exagère? On brode? On fantasme? On corporatise? Pas sûr.

De profil seulement

Il y a deux ans, Focus posait déjà la question de l’autonomie du photographe de concert face à l’artiste. Constatant que dans les années 2010, les pop -et rock- stars intensifient le contrôle de leur image, notamment celle prise en concert. Cela monte jusqu’à l’abus de droit manifeste, les Américains méga en tête: Foo Fighters, Lady Gaga et Taylor Swift, tout prétendument insulaires qu’ils soient (…), imposent aux photographes de signer des contrats abusifs à divers titres. Le band de Dave Grohl, par exemple, dictant des conditions telles -notamment l’abandon du droit d’auteur des photographes à leur profit- qu’un journal québécois décide d’envoyer un illustrateur aux concerts des Fighters. Et que la Norvège, qui a du pétrole mais aussi des idées, met en place un système visant à boycotter les artistes exigeant de contrôler exagérément leur image en concert. Ce sont des extrêmes, oui, mais quelle est la norme supérieure?

Deux histoires persos viennent à l’esprit. La plus mesquine? Patti Smith au BSF en 2014: autorisant deux morceaux de prise de vues sans flash -au lieu des trois habituels- la pythie new-yorkaise exige aussi des photographes de se mettre à la gauche ou à la droite du frontstage, derrière une ligne « à ne pas dépasser« . Avec interdiction de quitter l’espace déterminé: le procédé, empêchant les images de face, la fout mal pour une artiste vendant depuis plus de quatre décennies un modus operandi libertaire sous le signe de Rimbaud et Saint Keith Richards? Non, juste un symptôme de l’industrie musicale, mettant en lumière la faille parfois béante entre les prétentions artistiques et le simple respect du travail médiatique. L’exemple le plus saugrenu? Celui du concert de Cat Stevens/Yusuf Islam à Forest National en 2014. Où la seule possibilité de prendre des photos de la prestation est de venir… l’après-midi. Avec un autre photographe, on se retrouve donc seuls au soundcheck dans un Forest désert, à l’exception d’une femme voilée assise près de la scène (madame Cat?) et d’un type expliquant qu’on ne peut pas s’approcher de la scène à moins de dix mètres… L’artiste à tubes seventies tripote sa guitare, chantonne, mou du genou, indifférent à l’objectif: il est plaisant d’être transparent à ce point-là. Après dix minutes, on est congédiés par le clampin chargé de réguler notre présence. Caméra cachée ou parano stevensienne: il s’agit moins de photo de concerts où l’image résulte aussi du rapport avec le public, de sudation, de communion partagée -CQFD- que de minable ersatz live.

Cat Stevens/Yusuf Islam en esratz live pré-concert.
Cat Stevens/Yusuf Islam en esratz live pré-concert.© PHILIPPE CORNET

Valeur commerciale

« Certains artistes limitent le nombre de photographes parce qu’ils ne veulent pas avoir de gens qui crépitent devant eux. » Nicky de Neef fut attachée de presse pendant une décennie au BSF jusqu’à l’été 2017, après 21 ans de travail chez Columbia-CBS (futur Sony). C’est dire qu’elle en connaît un bout sur le corporatisme. « Le cas de Patti Smith est relativement rare, déclare-t-elle, et c’est une demande qui vient directement du management ou passe par la firme de disques avant d’arriver au festival. Nous ne décidons pas des règles imposées notamment aux photographes: il s’agit d’une obligation contractuelle. » Écho similaire chez Marc Radelet, attaché de presse des Francos de Spa: « Le festival n’est que le relais des desiderata de l’agent de l’artiste: comme quand celui de Michel Polnareff -lors de l’édition 2016- décide que les photographes ne pourront pas être dans le frontstage, ce qui est la norme habituelle, mais doivent se trouver à la hauteur de la tour son de la place de l’Hôtel de Ville pendant le concert. Soit à peu près à 70 mètres de la scène. » Même au 400 mm -l’équipement standard des pros- c’est un peu juste pour le gros plan des lunettes de Polnareff. Radelet: « Si en général les managements refusent les photographes d’agence ou imposent des mesures de distance, c’est parce que l’image de l’artiste peut représenter une valeur commerciale qui ne doit pas fuiter à l’extérieur. »

Nous voilà au centre du sujet, ce tiroir-caisse dont le photographe extérieur à l’artiste, donc supposé indépendant, devient le maillon faible jetable. Lorsque le mini-scandale Homme/coup de pied dans la gueule mousse en décembre, Brandon Flowers des Killers enfile sa prude armure blanche de défenseur de la liberté de presse photo. Avant de se prendre lui aussi un retour de bâton pour hypocrisie manifeste: les Killers interdisent généralement la présence de photographes à leurs concerts, à l’exception d’un certain Rob Loud, mandaï officiel du groupe de Las Vegas.

Photo floue de Smartphone

Au BSF 2015, le Français Étienne Daho, qui pourtant bonifie en vieillissant, conforte son dandysme en exigeant des photographes triés sur la place des Palais de soumettre leur image avant publication. Lara Herbinia, collaboratrice de Focus, accepte ce soir-là de s’y soumettre: « On sait qu’avec les objectifs pros, on peut saisir le grain de peau, la ride, la sensation du temps qui passe. Mais comme je suis fan de Daho, pour lui, j’ai été prête à faire un effort que je n’aurais sans doute pas consenti pour d’autres. » Ce soir-là, expédiés après le concert au management, treize des quinze clichés du vieux beau jeune homme, passent la rampe. Lara: « Il faut aussi comprendre qu’aujourd’hui le Web ne paie pas ou si peu, et que le numérique a amené toute une nouvelle génération de photographes qui ne doivent plus affronter le coût de l’argentique, des films, du développement et des tirages. D’où une profusion de photographes de concerts, dont certains travaillent gratuitement pour tel ou tel site. Même si les pros sont sans doute plus pointus que le public lambda qui semble de toute manière s’en foutre: une photo floue de smartphone va faire autant de likes qu’une bonne photo nette et bien cadrée. »

Voilà donc la question à cinq euros: pourquoi réglementer à ce point les professionnels de la profession, alors que dans n’importe quel concert de Forest, festival et autre, des armées de spectateurs photographient et filment avec leur smartphone? « Aujourd’hui, ça semble complètement rentré dans les moeurs, même si je ne comprends pas très bien cette volonté de contrôler absolument son image. Et l’on peut dire que le contrôle suit la courbe de la notoriété: le photographe sera plus libre au Magasin 4 qu’à Forest. » Philippe Kopp, consultant pour Live Nation -principal promoteur actuel de concerts en Belgique-, peut juger sur la distance: il y a 40 ans jour pour jour, le 18 janvier 1978, il organisait avec ses copains Gilles Verlant et Christian Verwilghen son premier gig. Talking Heads et XTC dans l’arrière-salle d’un restaurant ucclois, Le Vieux St-Job (1). Kopp: « Il me semble que cette volonté de « contrôle » est plus large que la question des photos en concert: elle a commencé dès les années 80 lorsque l’industrie du rock -au sens large- s’est véritablement professionnalisée. À l’époque par exemple, on imaginait nous-mêmes les affiches de concerts à partir des photos officielles du groupe et parfois on les concevait intégralement. Aujourd’hui, tu as le même modèle pour le monde entier, délivré par le management de l’artiste, et il ne te reste qu’à ajouter la date et le lieu. On est dans la consommation de masse où la notoriété entraîne forcément ce genre de comportement, où tout incident -un chanteur se casse la gueule sur scène- se retrouve d’emblée sur les réseaux sociaux. »

Tout le monde en Belgique se plie donc au zeitgeist 2018, y compris Couleur Café, même si le festival semble moins à cran que d’autres sur les règles généralistes. Le mot de la fin à son patron Patrick Wallens: « On était sur la grande scène de Couleur Café et le manager de Jovanotti, qui jouait à ce moment-là, hurle en désignant un type dans la foule qui semble filmer le concert. Il me demande d’aller lui arracher la caméra: je fonce dans le public et j’arrive près du gars en me rendant compte qu’il s’agit de mon beau-père qui me dit: « Mais Patrick, je prenais des images pour toi, je pensais que ça te ferait plaisir d’avoir un souvenir. » J’ai eu un peu de mal à expliquer le truc au manager… »

(1) Kopp, Verwilghen et -pour un temps- Verlant ont fondé dans la foulée la société Sound & Vision, revendue comme la majorité des autres business d’organisations de concerts belges à Clear Channel -futur Live Nation- en 2001.

Ex-fan des…

Photobaston: la guerre des photos de concerts
© PHILIPPE CORNET

Paul Coerten est né le 5 septembre 1946, « le même jour que Freddie Mercury: pas à Zanzibar mais à Laeken ». Paul sourit, débonnaire, dans sa maison de Waterloo, municipalité l’honorant d’une expo en juin dernier, autour de son Golden Years Rock 70-80. Paru en 2004, le bouquin comporte 400 images d’un beau noir et blanc, parcourant l’époque concernée, de Slade à Siouxsie, des Who à Werchter. Pour la rubrique Pop Hot créée en 1969 par Télémoustique, Coerten prendra en photo des centaines de concerts. Travail argentique, développement immédiat des quatre-cinq films de la soirée, tirage et livraison de nuit, « à raison de 150 francs belges la photo (un peu moins de quatre euros), dix fois plus quand je travaillais pour les Français » . Durant les seventies et un bout de décennie suivante, ce loup blanc de l’image fixe fréquente toutes les salles du Royaume, souvent muni d’un backstage précieux. Et puis le fait d’être là tôt dans une carrière lui vaut d’avoir Peter Gabriel comme auteur de la préface de son livre: Paul a photographié Genesis lors de ses premiers passages belges, notamment en concert dans la salle de gymnastique de l’athénée de Woluwe-Saint-Pierre (…) en janvier 1972. « J’ai arrêté vers 1985: photographier le concert rock, comme le sport en général, commençait à changer, aussi pour des questions d’exclusivité et d’argent. »

www.goldenyearsrockbook.com

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