2016, annus hecatombis pour le monde de la musique

David Bowie, parti deux jours seulement après ses 69 ans. © Sukita
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

La mort de David Bowie, Prince, Leonard Cohen, George Michael ou Toots Thielemans ne doit pas gommer les autres disparus des musiques 2016, les Leon Russell, Maurice White, Sharon Jones ou Frank Sinatra Jr., ni les prétendants, parfois cruciaux, de seconde division.

En fauchant deux superstars extraverties et un poète majeur la même année, 2016 a signifié au moins une chose: le rock – au sens générique – commence à peser de son âge. Soixante-deux ans si l’on considère la naissance du genre à l’été 1954, lorsque Elvis Presley enregistre ses premières chansons publiques. Presley couronne d’ailleurs déjà en 1977 une longue lignée de stars mortes avant une échéance raisonnable: 42 ans dans son cas, ce qui est en fait quand même quinze de plus que les membres (involontaires) du fameux « Club des 27 », regroupant entre autres Janis Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix ou encore Kurt Cobain. Ce dernier, montrant que la faucheuse en avance n’est pas seulement un symptôme drogué des années 1960.

Prédire sa fin

Toots Thielemans.
Toots Thielemans.© CHRISTOPHE KETELS / COMPAGNIE GAGARINE / BELGA

La disparition de Bowie, le 10 janvier à New York, deux jours à peine après ses 69 ans, a secoué le monde. On peut entendre dans le désarroi planétaire l’écho d’une perte artistique d’envergure, mais aussi l’étonnement que l’artiste britannique protéiforme soit… mortel. Parce que même à l’approche de la septantaine, Bowie a conservé les attributs d’une certaine jeunesse plastique et la qualité intrinsèque d’une musique qui, depuis la fin des sixties, défie la modernité, donc le temps établi. Notamment dans ce film de 1976, The Man Who Fell to Earth, où un Bowie émacié par l’usage de la cocaïne et un régime alimentaire lait-poivron, campe un extraterrestre en quête d’eau sur notre planète pour sauver la sienne. Thème aussi de Lazarus, le musical actuellement présenté à Londres où se croisent cette histoire d’alien et les chansons de l’album Blackstar, paru deux jours avant que le cancer n’emporte son auteur. Disque d’un panache fou où Bowie, se sachant mourant, prédit et met en scène sa fin imminente.

Analgésiques

Vu son âge, le rock ne va sans doute pas quitter de sitôt les colonnes nécrologiques et ses annonces en temps réel sur les réseaux sociaux

Si des rumeurs couraient sur la santé de Bowie depuis son crash cardiaque de juin 2004, la mort de Prince, le 21 avril, a pris le monde de vitesse. A quelques semaines de ses 58 ans, le marathonien du funk aux cent millions de disques vendus s’écroule, seul, dans un ascenseur de son vaste complexe de Minneapolis, overdosé de Fentanyl, analgésique opioïde 80 fois plus puissant que la morphine. Consommé par le chanteur depuis une opération aux hanches en 2008, conséquence du port constant de hauts talons: là aussi, malgré une alerte-santé précédant sa disparition – son avion privé atterrit d’urgence dans l’Illinois le 15 avril 2016 – la chute du Prince surprend. Peut-être à cause d’un physique inoxydable et d’une énergie thermonucléaire , ce fils spirituel de James Brown paraissait aussi être l’antithèse saine de Michael Jackson. Pour rappel, ratiboisé de façon précoce par un cocktail où un puissant anal- gésique, le Propofol, fit son oeuvre macabre en 2009. Ironie : les drogues médicamenteuses ont réuni dans le même destin fauché les superstars concurrentes des années 1980.

Hommes d’envergure

Leonard Cohen
Leonard Cohen© ETHAN HILL / GETTY IMAGES

Au chapitre musiciens et vieilles personnes, Toots Thielemans tient une place particulière depuis sa disparition, le 22 août, à 94 ans. Un peu plus de deux années après avoir mis un terme à sa carrière musicale, le plus fameux des Belges américains tire sa révérence après une chute. Et quelques jours d’hospitalisation où le corps s’éteint doucement, sans maladie fatale annoncée ou overdose quelconque. Pour l’avoir un peu fréquenté et beaucoup entendu ses musiciens le dire sans forcer le compliment: Toots n’était pas seulement un musicien d’envergure, il avait aussi les mêmes vertus prolongées de générosité humaine. Un avis certainement commun à l’autre vétéran parti cet année: Leonard Cohen, après une chute – et un cancer – le 7 novembre à Los Angeles, quelques semaines après ses 82 ans. On a beaucoup dit que Cohen était un artiste remarquable doté d’un charme rayonnant : la vérité est même plus intense que celle-là. Il a instauré le personnage de poète juif errant doublé de la matrice nettement plus médiatique de pop star planétaire, détournant une catastrophe perso – sa manageuse le dépouille intégralement de sa fortune en 2004 – en triomphal come-back artistique. Confirmé par un ultime disque, You Want It Darker, annonciateur d’une prochaine fin possible, sorti moins de trois semaines avant la mort de Leonard. Couronnement d’une vie extraordinairement fertile où Cohen a poussé la chanson popvers d’autres ambitions, littéraires mais aussi spirituelles et métaphysiques, sans jamais s’abandonner aux flagorneries de la prétention.

Héritage bio

L’hypermédiatisation de la trilogie Bowie-Prince-Cohen a pu occulter quelques morts moins retentissantes mais plus proches de nous, comme celle de Michel Delpech, délivré le 3 janvier à deux pas de ses 70 piges d’un cancer de la gorge et de la langue. Wight Is Wight ou Pour un flirt font désormais partie du juke-box de la mémoire. Si l’on classe les disparus en fonction de leur notoriété, on parlera sans doute davantage de Glenn Frey (17 janvier) et de Maurice White (4 février) que de Paul Kantner (28 janvier). Les deux premiers, respectivement chanteur des Eagles et d’Earth, Wind & Fire, morts à 67 et 74 ans, font partie de la mémoire collective : moins en leur nom propre que par les hits de leurs groupes, taillés dans le country-rock paradisiaque d’Hotel California ou le funk roboratif de Boogie Wonderland. Moins de références immédiates pour Kantner, membre du Jefferson Airplane et de son successeur, le Jefferson Starship, partisan d’un psychédélisme des années 1960 sur la Côte Ouest. Décédé des suites d’une crise cardiaque, Kantner avait survécu à un accident de moto catastrophique dans sa jeunesse et une hémorragie cérébrale dans les années 1980. Il y a d’autres morts en sursis, mais pour cause de maladie rampante, ainsi le rapper de A Tribe Called Quest, Phife Dawg, parti à 45 ans seulement, le 23 mars, après un quart de siècle de diabète sérieux. Montrant que le hip-hop, comme le rock, vieillit aussi. Contrairement à certains noms déjà légendaires, ceux de l’héritage biologique: Frank Sinatra Jr., fils de Frank tout court, n’a pas survécu à sa crise cardiaque du 16 mars, alors qu’il chantait en Floride. Il avait 72 ans.

Sharon Jones
Sharon Jones© DR

Un rien plus jeune que Leon Russell, 74 ans lorsqu’il ne se réveille pas en ce 13 novembre: cet Américain qui influença le jeu de piano d’Elton John avait le blues et la soul en lui. Tout comme la formidable vocaliste Sharon Jones, 60 ans à peine, rattrapée par son cancer le 18 novembre. Deux outsiders pour conclure la liste – non exhaustive – des fauchés de 2016. Le 17 janvier, à 67 printemps, Dale « Buffin » Griffin, s’est endormi pour de bon dans son sommeil, souffrant depuis une décennie de la maladie d’Alzheimer. L’excellent batteur faisait partie de Mott the Hoople, Anglais rescapés de l’échec lorsqu’un certain David Bowie leur fila sa chanson All the Young Dudes en 1972. Autre dandy à saluer, Bruce Geduldig, Californien aux capacités multiples du groupe Tuxedomoon, qui résida des années à Bruxelles: il est décédé à 63 ans le 7 mars, dans sa ville natale de Sacramento.

Oum

Les disparitions ultramédiatisées à l’échelle planétaire de Bowie, Prince et Cohen montrent combien l’artiste reste le symbole d’une permanence sociétale où la musique incarne plaisirs et souvenirs. Poussant les fans et les autres à venir en masse sur les traces de Bowie à Brixton, de la maison natale de Cohen à Montréal, rassemblant des foules devant le domaine de Prince à Paisley Park, au sud-ouest de Minneapolis. Signe d’époque: la catharsis face à la mort n’a pas lieu lors des funérailles, généralement privées, des artistes. On est loin des quatre millions d’Egyptiens noyant les rues du Caire sur le parcours de la procession funéraire d’Oum Kalthoum en février 1975. Pour réparer le chagrin ou l’atténuer, reste alors à (r)acheter les musiques de jeunesse et considérer que vu son âge, le rock ne va sans doute pas quitter de sitôt les colonnes nécrologiques et ses annonces en temps réel sur les réseaux sociaux. Même si Chuck Berry, 90 printemps, semble toujours en forme. Aux dernières nouvelles.

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