CINQUIÈME LONG MÉTRAGE DU CINÉASTE CHILIEN PABLO LARRAIN, EL CLUB RASSEMBLE, DANS UNE PETITE STATION BALNÉAIRE DE BOUT DU MONDE, DES PRÊTRES SOIGNEUSEMENT MARGINALISÉS PAR L’ÉGLISE. UN FILM AUSSI FORT QUE DÉRANGEANT

Pablo Larrain aime gratter là où cela fait mal. Après avoir exploré, le temps d’une trilogie, les années noires de la dictature Pinochet, voilà que le cinéaste originaire de Santiago s’empare d’un autre sujet sensible, on ne peut plus brûlant celui-là: la manière dont l’Eglise, chilienne en l’occurrence mais le sujet résonne bien au-delà, s’y entend pour glisser un voile (im)pudique sur les écarts de certains de ses représentants, discrètement soustraits à la justice civile. Comme toujours chez le réalisateur de Post Mortem et No, la proposition fait mouche tout en intriguant, son propos décantant dans une mise en scène convoquant la pénombre. Il est vrai que de lumière, il ne saurait être ici question, alors que l’on découvre un petit groupe de prêtres composant ce Club singulier, tranquillement exilés dans l’anonymat de la petite station balnéaire de La Boca. « L’idée du film remonte à quelques années déjà, lorsque j’étais tombé sur une photo d’un prêtre chilien accusé d’abus sexuels sur mineurs qui, avant d’être jugé, avait été expédié par l’Eglise dans une maison en Allemagne. On aurait cru une publicité pour du lait, avec des vaches et la montagne. J’étais effaré, et je me suis demandé comment il avait pu atterrir là-bas. Cette maison appartenait à la congrégation Schoenstatt, mais j’ai appris qu’il en existait un peu partout dans le monde, au Chili comme ailleurs, où cette situation concernerait un millier de prêtres -c’est une estimation, je ne suis pas un espion. »

L’enfer des médias

Sans surprise, Larrain a rencontré de la résistance lors de ses recherches. Le sujet de la pédophilie et d’autres agissements coupables de prêtres, s’il remonte régulièrement à la surface, n’est pas de ceux sur lesquels l’Eglise s’épanche facilement. Pour autant, des informations circulent, et le réalisateur a aussi pu compter sur les témoignages d’anciens ministres du culte ayant renoncé à leurs fonctions au sein de l’administration ecclésiastique chargée du financement de ces maisons de « retraite » d’un genre particulier. « Elles concernent moins les prêtres qui sont en première ligne que ceux qui exercent dans de petites bourgades, explique-t-il. Et leur mise à l’écart n’est pas toujours liée à leurs penchants sexuels et à des abus sur des enfants, mais aussi aux maladies mentales ou à la perte de foi. Quand un prêtre tombe amoureux d’un homme ou d’une femme, on l’écarte avant qu’il ne se produise quoi que ce soit. Le phénomène est assez récent, l’Eglise n’a commencé à se soucier de ces problèmes que depuis 1954 alors qu’elle y est confrontée depuis des siècles. Et je crois que cette prise en charge est liée à la peur panique qu’elle éprouve à l’endroit des médias et de leur force. En un sens, l’Eglise a plus peur des médias que de l’enfer, et la personne responsable des relations publiques au Vatican aujourd’hui a autant d’importance que le pape. A tel point que l’on a plus l’impression d’avoir affaire à une entreprise qu’à une institution religieuse tentant de sauver l’âme de ses serviteurs. »

Et de poursuivre: « Si l’Eglise soustrait ses membres aux tribunaux civils et à la justice des hommes, c’est parce qu’elle estime qu’ils sont différents et ne peuvent être jugés que par Dieu. Elle les rassemble alors dans des lieux où ils peuvent faire pénitence et obtenir le pardon. Mais l’idée même du pardon et de la rédemption ne me semblerait envisageable que si, en 38 ans d’existence, j’avais entendu, ne serait-ce qu’une fois, un prêtre admettre qu’il avait péché, abusé un enfant ou autre chose. Mais cela ne se produit jamais, et on se trouve au mieux dans une situation fort ambiguë. Comme dans le film, où personne n’admet rien ouvertement, ou alors en trouvant quelque justification morale qui n’en fait plus tout à fait un péché. Comment peut-on parler de rédemption si l’on n’a rien fait de mal? Il y a là une contradiction absurde, très violente pour les autres. »

Entre chien et loup

Pablo Larrain peut se montrer virulent à l’occasion. Il se défend, pour autant, d’avoir voulu faire oeuvre pamphlétaire ou dénonciatrice. Eduqué dans des écoles catholiques, le réalisateur ne pratique plus depuis l’âge de onze ans, mais confesse, lucide, combien la religion a affecté son regard sur le monde. El Club est, du reste, le premier de ses films à s’ouvrir sur une citation, empruntée à la Genèse pour le coup: « Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres. » Un incipit justifiant bien une explication: « C’est une perspective théologique sur les origines de l’univers, créé par Dieu, et partagé entre lumière et ténèbres, les deux espaces avec lesquels il nous faut composer, nous les hommes, en fonction de quoi nous serons jugés, et envoyés au paradis ou en enfer. Pour faire simple, nous n’avons que ces deux options. Le film enchaîne avec l’entraînement d’un chien, à qui son maître fait faire des cercles sur la plage. Pour ma part, je ne pense pas qu’il soit possible de séparer la lumière des ténèbres, mais bien qu’elles composent un même cercle, une roue où elles se relaient. Voilà pour l’idée sous-tendant mon film. Mais nous sommes imprégnés de ce substrat culturel: si vous considérez le cinéma américain, par exemple, il est tendu vers l’idée de rédemption, considérée comme la recette de l’existence. Avec El Club, j’ai voulu remettre cette recette en question. » Comme rien n’est, du reste, anodin, le chien qu’entraînent ces prêtres dévoyés n’est autre qu’un lévrier. « En rentrant de La Boca, où nous étions en repérage afin de dénicher la maison, nous sommes tombés sur une course de chiens. Quand nous sommes ensuite retournés en ville, nous avons réalisé que tous les chiens errants étaient des lévriers. Il m’a semblé que ce serait une bonne idée d’en faire leur activité. C’est alors que j’ai appris que le lévrier était le seul chien mentionné dans la Bible. Parfois, par simple coïncidence, les choses ont du sens. »

Si, par-delà les questions qu’il aborde, le film génère un trouble et un malaise tellement profonds, c’est aussi en raison de son dispositif esthétique. Larrain inscrit en effet son propos dans une zone à l’image de la conscience de ses personnages, floue; comme si la pellicule était constamment balayée par la brume des embruns. « Les structures et les intrigues sont importantes, mais l’atmosphère et les tonalités priment dès lors que l’on parle de cinéma et non de littérature », martèle le réalisateur. Conséquent, il a veillé à trouver un habillage singulier pour chacun de ses films -on a ainsi en mémoire le grain vidéo « vintage » utilisé pour No. Et si le tournage de El Club n’a duré que deux semaines et demie, le cinéaste a apporté un même soin maniaque à sa forme. « Avec la haute définition, tous les films se ressemblent désormais, déplore-t-il. Pour ma part, j’ai travaillé avec d’anciennes lentilles russes anamorphiques, celles qu’utilisait Tarkovski dans les années 60, ainsi qu’avec des filtres. Et nous n’avons tourné qu’à des heures bien particulières: à la fine pointe de l’aube, et au crépuscule. » Entre chien et loup…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Berlin.

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